Kisangani Express

Kisangani est perdue au cœur d’une forêt grande comme un pays, au nord-est de la RDC. C’est une ville de  terre, car les communes ceinturant le centre ville ressemblent à des villages de brousse ; d’arbres, car ici personne ne songe à les couper ; et d’eau, car on y retrouve le Congo, 2.000 km en amont de Kinshasa. Même aussi loin de son embouchure géante, le fleuve y est très large et le courant puissant. Depuis Kinshasa on n’y parvient que par les avions-poubelle des compagnies congolaises, ou alors en passant par Nairobi. 

Les habitants de Kisangani, pleins de logique et de bon sens scientifique, s’appellent les Boyomais.
La ville est sillonnée à toute heure du jour et de la nuit par les tolekas. Ce sont des vélos tout simples, dont le porte-bagages a été garni d’un siège en mousse habillé de macramé multicolore : on dirait une selle de Bisounours. Assis à l’arrière de ces biclous chinois décorés de slogans à la gloire de Dieu, les cheveux au vent et le groin recouvert de poussière, les boyomais cahotent sereinement en discutant le bout de gras avec leur chauffeur, souvent jeune ; parfois un étudiant qui gagne ainsi de quoi payer l’université. Ce dernier pédale entre les trous en se récitant le Code du Travail, les 5 forces de Porter, ou le Théorème de Bolzano-Weierstrass. Il a des mollets d’acier et une tête bien remplie. C’est un humaniste accompli.
Plongé dans cette atmosphère de grand village, très loin de Kinshasa, de ses bolides vrombissants et de son ambiance permanente de foire d’empoigne surchauffée, nous menons notre étude avec ma collègue congolaise. Nous arpentons ensemble la ville sous un soleil de plomb, réunissons des gens dans des bistrots miteux, rencontrons directeurs locaux et agents immobiliers. Nous découvrons par petites touches comment fonctionne cette ville qui a connu Stanley et l’enfer de la Guerre des 6 Jours, dont elle porte encore les traces vives.
Le soir, au dîner, on cause. Elle me raconte l’histoire, vraie vraiment, d’un sorcier tombé du ciel entièrement nu sur le toit d’une maison de son quartier. Je lui décris en retour la Révolution Française. Elle me dit le Congo et je lui dépeins le métro. Je lui explique le SDF et elle m’assène une guerre civile. Amours congolaises, mœurs parisiennes, rudiments de swahili, souvenirs d’enfance, et même la passion ardente que nourrit ma collègue pour Julien Lepers s’entrecroisent à notre table. Nous allons d’étonnement en étonnement.
Nous parcourons ensemble, à longueur de poulet-makemba, les années-lumière qui séparent nos civilisations. A quoi bon refaire le monde quand le partager est déjà si compliqué ?

Article 15

A Kinshasa, la Constitution ne comporte qu’un seul article : le quinzième. Tous les kinois le connaissent, le pratiquent et le citent à l’envi. Il est d’une extrême simplicité. Il dit ceci : « débrouillez-vous ». Débrouillez-vous pour rapporter à bouffer à vos six enfants, pour faire vos études dans des amphithéâtres en ruine, pour envoyer de l’argent à votre mère restée dans son village du Bandundu. Débrouillez-vous pour ne pas tomber malade, pour ne pas vous faire violer ou dépouiller, pour ne pas avoir d’accident de la route, pour ne pas prendre sur le crâne les cieux lourds et mouillés de la saison des pluies. Débrouillez-vous pour survivre dans un monde où l’argent est rare et les coups du sort nombreux. Prenez ce que vous pouvez, tant que vous le pouvez, car vous ne savez pas de quoi demain sera fait. Et que Dieu vous garde pendant ses insomnies.
Cela explique beaucoup, à commencer par cette ambiance de non-droit foutraque qui règne dans la ville. En vertu de l’article 15, toute règle peut être contournée, toute structure tordue, tout engagement effacé. Il n’y a pas de sot métier. Il n’y a pas de combine interdite.
Exemples :
Tel kinois, chauffeur d’une grande entreprise, utilise la voiture dont il a la charge pour faire un peu le taxi. Tel autre s’est procuré un téléphone portable, un parasol et une table Made in China, et a monté sur le trottoir une cabine téléphonique. Le flic du coin de la rue, pour arrondir un salaire qu’il ne touche que rarement, invente des infractions au code de la route pour soutirer un peu d’argent à ses victimes. Il déploie des trésors d’imagination pour ferrer ses « clients » à coups sonores d’Excès de Lenteur, d’Abus de Clignotant, de Conduite Sur La Mauvaise File (ici il n’y a pas de files). Quant au pharmacien de la photo ci-dessus, il y a une petite chance pour qu’il se soit contenté de verser un peu d’aspirine et de kérosène dans des bouteilles en plastique avant de se poster sur le trottoir. Qui sait ?
Certains procédés sont honnêtes, d’autres moins, d’autres encore carrément criminels. Ici, la zone grise de la légalité est à l’image de la bonne conscience politique : extensible.  Les apaches de tout poil, voleurs de poules, de téléphones, de câbles électriques, les tire-laine et les pique-assiette sévissent partout. Ils s’en prennent sans distinction aux mundele et aux congolais, à l’Etat et aux particuliers.
Que voulez-vous ? Il faut bien vivre. C’est la Va-Comme-Je-Te-Poussée-d’Archimède, qui s’applique à tout corps plongé dans la misère, et le tire vers l’avant. Jour après jour, cahin-caha, comme ça peut, à Kinshasa.

Lingala

 

Au Congo, les gens se tuent à vous le répéter : le lingala, c’est simple. Tout le monde tombe d’accord là-dessus. A croire qu’on s’est donné le mot.
Ce fut longtemps ici la langue de l’armée, dans laquelle les colons belges s’adressaient à leurs soldats indigènes. Celle aussi dans laquelle Mobutu, chef militaire par excellence, s’adressait aux congolais. C’est peut-être la raison pour laquelle nous avons souvent entendu dire ici que le lingala était une langue de commandement. Tout juste bonne à se faire obéir.
Moi je trouve ça un peu idiot.
Le lingala que nous entendons autour de nous est à l’image de Kinshasa : hybride, foisonnant, d’apparence simple mais terriblement difficile à comprendre en profondeur. Il se nourrit de français (lifalansè), d’anglais, de portugais, de kikongo, de swahili. Il n’a peur ni des mélanges ni des approximations : c’est une langue en devenir. Cela donne des phrases étonnantes : si je suis en train de conduire une voiture, je dis « Nazali koconduire voiture ». Si je veux une bière, je dis « Pesa bière moko ». Et les ambianceurs kinois tordent la langue à volonté, fabriquant avec leur bande des dialectes quasi incompréhensibles pour les non-initiés. Le lingala évolue en permanence sous l’influence de ces fêtards, malfaiteurs et étudiants, bien plus inventifs que nos académiciens, et pour qui ta maison est « ton palais » (il faut voir la tronche des palais…) et une cigarette une « shimbok ».
Nous l’apprenons tant bien que mal avec Molakisi Robert. C’est un petit homme souriant et un peu mou, avec des pommettes saillantes, des vêtements trop grands, une voix nasillarde, et un joli sourire qui plisse son visage comme une vieille pomme. Natif de la province de l’Equateur, il parle le lingala pur, celui qui se passe de mots français pour dire ce qu’il veut dire. Il nous en ouvre une à une les surprises, expliquant à sa manière lente et docte les règles et les exceptions. Nous vivons avec lui des heures merveilleuses.
Depuis quelque temps, il apporte chaque semaine au cours un petit livre de contes pour enfants, un peu sale, un peu déchiré, illustré de dessins naïfs en noir et blanc. Ce sont des histoires d’animaux. La gazelle y cherche des noix de palme. L’éléphant, grand bêta indécis aux oreilles pointues, se fait tout le temps avoir. L’hippopotame est un sage que l’on consulte avec respect. On n’y apprend pas grand-chose qui puisse nous servir au quotidien (à Kinshasa la noix de palme et l’éléphant se font rares) mais c’est beaucoup plus intéressant que d’apprendre à négocier le prix des patates douces. 
On voit au passage que pour fabriquer un conte, où que ce soit sur la planète, on n’a jamais fait mieux que des animaux qui parlent. C’est fou comme les hommes se ressemblent.
Le lingala est aussi riche de son vocabulaire. Il y a les mots-bruitages, qui  sonnent comme ce qu’ils veulent dire : kake pour l’éclair, poto-poto pour la boue, kusu-kusu pour la toux, piololo pour le sifflet. Il y a les mots à tout faire : moto convoque à la fois l’homme, le feu, la tête et même les motos. Kokoma écrit et arrive. Mbula fait tomber la pluie, passer les saisons et s’égrener les années.  Il y a les mots-culture aussi : le salon est la maison des causeries, et l’on coupe un serment plutôt que de le prêter (kokata ndayi). Pourquoi ? Parce que dans les villages, une promesse ne se faisait qu’avec une machette à la main. Il y a enfin  les mots-image: un homme têtu est matoyi mangongi, les oreilles qui n’entendent pas. Et le propos d’une histoire, c’est Mama na likambo : la mère du problème.
Na bongo, alors, nalobi boye, je dis ceci : au Congo, la culture des villages et les traditions des anciens qui y ont grandi disparaissent peu à peu, digérées doucement par la ville, par la modernité, par l’urgence de la course à l’argent. Il ne faut pas s’en affliger, car ces richesses survivent. Simplement, elles sont cachées. On les voit affleurer au détour d’une expression, derrière un mot, sous un usage ou une exception. Elles sont enracinées profondément dans les oreilles et dans les bouches. Elles fabriquent le Congo et les congolais, jour après jour. Nous qui sommes en visite, nous ne les comprenons qu’à peine.
J’ai réalisé cela lorsque, mardi dernier, Robert nous a gratifié d’un petit proverbe en guise de conclusion. Je vous le livre dans sa version originale : Soki mwana moke afingi yo, ezali ye te. Nzoku moko azali na sima na ye. Traduction littérale : « Si un petit enfant t’insulte, ce n’est pas lui qui t’insulte. C’est l’éléphant qui est caché derrière lui ».
Je ne suis toujours pas sûr d’avoir compris pourquoi chaque gamin mal élevé devrait cacher un éléphant. Ca me frustre terriblement. Et d’ailleurs on ne voit pas bien comment un éléphant, même maigrichon, peut se dissimuler derrière un enfant. Tout ça n’est pas très sérieux.
Je vais chercher pourquoi. Si je trouve, je vous dirai.
En lingala.

Deux histoires de cimetière


1.   
Blanchard est, des quatre chauffeurs qui travaillent pour mon agence, le plus sémillant et le plus roublard. Il a des gros bras, un torse puissant, une tête toute ronde fendue de petits yeux malins. Il fume dans la voiture, malgré l’interdiction, des cigarettes Tumbacco Filtre qui laissent une vague odeur de caoutchouc brûlé.
L’autre jour, alors qu’il nous conduisait vers le quartier de Camp Luka avec ma collègue Nicole, nous sommes passés à côté du cimetière de Kintambo. C’est une vaste étendue donnant directement sur l’avenue, d’où jaillissent anarchiquement des croix manchotes et des pierres tombales grignotées par les intempéries. Elles penchent à droite, à gauche, en avant, en arrière, envahies d’herbes folles et de fleurs en plastique décoloré. On dirait les dents d’un vieux qui aurait mangé trop de salade.
Nous longions donc ce bazar funéraire, lorsque j’ai assisté au dialogue suivant, petit miracle de mauvaise foi et de poésie kinoise:
BLANCHARD : Ici, il y a un mois, j’ai vu un mort sortir du cimetière.
NICOLE, MATTHIEU : Quoi ?
BLANCHARD : Oui, un mort, très vieux. Il m’a dit ceci : « Je suis fatigué d’ici. C’est toujours le même paysage. Je m’ennuie, je veux partir. Alors, j’ai décidé de déménager au cimetière de la Gombe ».
NICOLE : Blanchard, tu te moques de nous ?
BLANCHARD : Non, na kati ndayi, je l’ai vu comme je vous vois ! Il traversait la rue avec son cercueil sur la tête et son linceul en bandoulière. Il m’a demandé la route pour aller à la Gombe. Il n’était pas méchant… Et puis, pourquoi je vous mentirais ?
NICOLE : Ecoute, Blanchard, je ne te crois pas. D’ailleurs, tu sais très bien ce qu’on dit chez nous : celui qui a vu un mort qui parle et qui marche ne peut continuer à vivre. Donc si ce que tu disais est vrai, tu ne serais plus là pour nous le raconter.
BLANCHARD (très sérieux) : Ha ! Mais ça ce n’est qu’une superstition !

2.   
Hier, je suis allé visiter notre prochaine agence, dans la commune de Kalamu. Le terrain sur lequel elle est construite jouxte l’ancien cimetière du quartier. Or, il y a un an, des promoteurs sud-africains ont acheté ce terrain pour y construire un grand centre commercial. Les sépultures ont été rasées, les arbres coupés. Le projet faisait des gorges chaudes dans le quartier tout entier.

Cela a duré quelques mois, et puis d’un coup tout s’est arrêté. Plus de bulldozers, plus de travaux, plus d’hommes casqués. Silence contrit des promoteurs. Ils s’étaient heurtés, peut-être, aux superstitions des ouvriers. On les comprend : comment construire sur un cimetière un centre commercial qui ne soit pas rempli à ras bord de fantômes vengeurs ?
Constatant cet abandon, les mamans du quartier y font leur potager. L’ancien cimetière, aujourd’hui découpé en une multitude de petites parcelles proprettes et bien entretenues, ressemble aux jardins ouvriers qu’on voit encore en France. Les femmes déambulent dans les allées sans craindre les fantômes de leurs pères. Les morts y nourrissent le manioc des vivants.
Un jour, peut-être, les promoteurs se réveilleront et mettront tout le monde dehors. Ils mélangeront le béton des fondations aux ossements des anciens. Un supermarché remplacera les potagers. Les patates douces y pousseront dans des bacs en plastique rouge.
C’est la marche du progrès.

Dieu

 

Le Congo tombe en ruines, rongé de l’intérieur et de l’extérieur par des canailles en costume de marque. La pauvreté, le sida et les rebelles de l’Est y sont chez eux ; ils prélèvent chaque jour, à l’aveuglette, leur triste impôt. Les murs des maisons de la Cité s’effondrent sur leurs occupants à la première pluie, les mères meurent en couches, les enfants sorciers crèvent la faim sur les trottoirs de Kinshasa. Vêtus seulement d’un t-shirt grisâtre et d’un pantalon déchiré, ils interpellent le blanc qui passe avec dans la voix une nuance de défi. Expropriations, racket, corruption, accidents, maladie, deuils, désespoirs de toutes sortes sont le quotidien des gens.

Alors, il y a Dieu.

Nous sommes allés le voir dimanche dernier, à l’église du Christ en Mission, quelque part dans la commune de Matonge. C’est une église que l’on dit « du réveil ». Ces structures pullulent au Congo, menées par des prêcheurs charismatiques aux allures de gourou. Elles rassemblent des milliers de fidèles : tous les congolais croient en quelque chose. Comme en Inde, l’athéisme relève ici de l’anormal.
En lingala, l’église se dit Ndako na Nzambe, la maison de Dieu. Le Christ en Mission, lui, habite un hangar au toit et aux murs de tôles, garni d’une estrade, d’un pupitre, d’une sono crachotante et de rangées de bancs en bois. On y rentre peut-être deux cent personnes bien serrées. Mamas endimanchées, hommes en chemise, jeunes sapés comme à la parade.
Notre prêcheur du jour est un homme grand et bien nourri, vêtu d’un costume de soie grise impeccable. Comme de juste, il a laissé les étiquettes aux manches pour que la marque en soit bien visible. Sur la célébration de deux heures, il en passe une à commenter le texte du jour, Jonas et la baleine, sur le thème annoncé : « Jonas ou Joseph ». C’est assez saisissant. Il crie dans le micro. Il répète chaque phrase-choc plusieurs fois. Il maîtrise parfaitement le rythme de son discours, les silences, les pics d’intensité, la gestuelle. Il a la foule dans le creux de sa main. Elle lui répond à grand renfort d’exclamations et de hochements de tête. Ce qu’il dit ? Des choses très simples. Il dit qu’il faut chasser le mal (Jonas) de sa vie. Il dit qu’il faut y cultiver le bien (Joseph). Et surtout, surtout, il dit que Dieu va résoudre tous ces problèmes qui font la vie si compliquée.
C’est terrible de démagogie et de cynisme, et le prêcheur fait penser à ces images d’archives que l’on voit parfois de Mussolini. La gestuelle est la même, la rhétorique est la même, l’assistance réagit de la même façon. On a envie de crier au scandale. Mais il y a aussi quelque chose d’émouvant dans cette foule accrochée au beau costume brillant qui leur dit que ça va aller, que la vie est dure mais que les choses vont s’améliorer, que Dieu est là, qu’il ne dort pas. Qu’il ne dort pas.
Une fois le prêche terminé, on prie. Cela commence tout doucement. La musique démarre en arrière-plan. Batterie, chant et clavier. Dans l’assistance, quelques personnes commencent à parler à voix haute. Timidement d’abord, puis de plus en plus fort. Le prêcheur exhorte ses ouailles, les musiciens montent la pression, autour de nous les gestes se font plus amples, certains se frappent la poitrine ou serrent le poing ou lèvent les mains au ciel, les injonctions à Dieu montent vers les tôles du toit, le curé braille maintenant dans son micro, les enceintes saturent, le volume sonore devient insupportable, et puis d’un coup c’est fini. La vague folle de prières reflue. La bête ivre redevient la bonne assemblée de mamans et de papas bien sapés. Soulagement.
Après la catharsis, c’est l’heure de la quête. Je n’ose trop penser à la proportion de cet argent qui part directement dans les poches du costume de soie, dans une forme particulièrement écœurante de parasitisme mystique. C’est aussi le prix de cette drogue dure qu’est l’espoir. Ces prêcheurs sont des dealers de Dieu. Que faire ? Que penser ? Qui sommes-nous pour juger cela ? Il faut admettre, et c’est tout.
Evidemment on nous a repérés dans la salle, les deux seuls têtes blanches sur les bancs de l’église. Le pasteur nous fait lever sous les applaudissements de l’assistance, rouges comme des pivoines, avec l’impression diffuse d’être des imposteurs.
La sortie de l’église est plus facile. Les gens s’y retrouvent avec le sourire, se saluent, s’échangent des nouvelles. La fille qui nous a emmenés nous présente au pasteur, au prêcheur, à ses amis. Tout le monde apprécie notre présence : nous avons partagé là quelque chose d’important. Et puis, il faut l’admettre aussi, un portefeuille de mundele apporte plus à la communauté qu’un portefeuille de maman maraîchère.
Nous ne leur disons pas que nous ne reviendrons jamais. Ce serait malpoli.

Musique (2ère partie)

 

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Malgré tous mes efforts, je n’ai pu mettre la main ni sur Johnny Clegg, qui zouloute à Soweto en attendant la Coupe du Monde, ni sur Didier Barbelivien, qui glougloute au Puy du Fou en attendant la mort (Si vous ne comprenez pas cette introduction, relisez les commentaires du dernier article).
Il n’y aura donc pas de dissection cette semaine. Mais la musique continue. 
Kinshasa vit au rythme des concerts de ses héros. JB Mpiana, Koffi, Ferré et consorts se produisent chaque semaine dans leur fief – salle de concert, club ou bistro à terrasse – accompagnés le plus souvent d’un caravansérail entier de musiciens, de choristes et de danseuses.
Loin d’être un autel inaccessible où se produisent des demi-dieux, la scène ici est très proche de la salle. On voit fréquemment un type prendre la parole dans le public pour répondre aux allocutions que fait le chanteur entre les morceaux. Lorsqu’il est drôle, la foule se marre ; elle le fait taire lorsqu’il est importun. Mais l’interaction va encore bien plus loin : au concert de Tshala Muana, les gens pouvaient monter sur scène pour démontrer leurs talents de danseur de Mutwashi, sous les acclamations des autres spectateurs. (le Mutwashi est la danse traditionnelle du Kasaï. C’est, disent les congolais, une « danse de hanches ». Ils n’exagèrent pas. Pieds écartés, jambes très fléchies, mains tendues en avant pour l’équilibre, elle consiste essentiellement en des roulements suggestifs du bassin à faire frémir une statue d’ecclésiastique. C’est très technique. Les débutants se fracturent le coccyx. Les meilleurs, eux,  ont l’air montés sur roulements à billes).
Enfin, lorsqu’il est particulièrement satisfait d’un musicien, tout un chacun peut se fendre d’une petite obole pour dire merci. Il monte alors sur scène avec une poignée de billets en main, se met à côté de son élu, et lui colle une à une les coupures sur le front. Je n’ai toujours pas compris comment les types peuvent continuer à chanter alors qu’un inconnu leur tamponne la tête avec des billets de 500 balles. C’est un métier difficile.
D’habitude, le groupe commence seul. Pour chauffer la salle avant que le gros du public n’arrive, ils jouent pendant une heure des morceaux d’introduction sur lesquels un poulain du chanteur prend le premier rôle, saisissant l’occasion de se montrer un peu en attendant la diva. Au fur et à mesure que les spectateurs arrivent et que le groupe se lance, la pression monte dans la salle. On le sent. Le tempo s’accélère, les morceaux rallongent ; les fronts transpirent à grosses gouttes qui font mille petits soleils sous les projecteurs. Les guitares circulent en volutes rapides, soutenues par une section rythmique à l’efficacité de Panzer. Les danseuses passent sur scène régulièrement en costumes moulants, pour exécuter des chorégraphies toutes en épaules et en fesses rebondies qui allument les yeux des hommes et scandalisent leurs belles.
Lorsque la tête d’affiche entre enfin, c’est l’éruption dans la salle. Sûre d’elle et de son charisme, rayonnante dans son costume de scène extravagant, la diva accueille l’hommage avec un flegme souriant. Souvent, elle chante quelques-uns de ses grands succès avant de se retirer de nouveau, abandonnant pour quelque temps le champ de bataille à ses favoris. La plupart des grandes stars d’ici sont nées comme ça : on dit que « JB vient de chez Koffi » ou que « Koffi vient de chez Papa Wemba ». On peut construire comme cela des arbres généalogiques à la troisième génération. C’est très compliqué.
Tout cela dure. Les musiciens se déshydratent sur scène(©) pendant plus de quatre heures. Spectateur non averti, tu finis par te retrouver dans une sorte de transe musicale, pulsatile, où la notion du temps disparaît. La musique te traverse, mystérieusement liée aux gestes des musiciens et aux corps des danseurs.
Pris dans ce débordement scandaleux de rythme, de mouvement, d’énergie et de sueur, tu ne sais plus très bien de quelle couleur tu es.
Jusqu’à ce que tu essayes de danser.

Musique (1ère partie)

 
[Note préliminaire : quand vous lirez le signal sonore [*Ting*] dans le texte ci-dessous, montez le volume, prévoyez un peu de place autour de vous pour vous tortiller à l’aise et cliquez sur Play avant d’aller plus loin. Comment ? Vous êtes dans un open space ? Je veux pas le savoir, débrouillez-vous]
Les congolais dansent. Ils dansent partout, tout le temps, dès que l’occasion s’en présente. Pour un rien, dans la rue, au bistro, aux concerts, à l’église, aux enterrements, pour une bonne note, une rentrée d’argent ou un but du Tout-Puissant Mazembe.
Et comme ils savent danser ! La pulsation sort d’eux et les anime, tout à la fois interne et projetée au-dehors dans de gracieux mouvements de bras, des jambes, du cou, du dos, des fesses, de tout ce qui est articulé. A les voir, tu as envie de te couper les deux bras et les deux jambes. Par respect. Pour ne plus avoir honte de ces membres inutiles qui pendouillent gauchement le long de ton corps. Avec Mélanie, les regarder nous met en joie. On ne s’en lasse pas.
Il ne faut pas chercher la raison de ce talent dans un quelconque atavisme génétique venu du fond des âges. Ecorchez un français et un congolais côte à côte ; vous ne trouverez pas plus de rythme dans leurs peaux que de musique dans Christian Morin. Mais [*Ting*] écoutez la rumba congolaise, et tout deviendra évident.
Les congolais dansent si bien parce que leur musique est partout, que le pays entier baigne dedans, et parce qu’elle parle directement à ton cul sans passer par ton cerveau. Née de sa grande sœur cubaine dans les années 50, elle a crû et s’est diversifiée, inondant le continent africain entier de rythmiques chaloupées et de déclarations d’amour en lingala.
Ses chantres forment un amas luxuriant et compliqué de galaxies que je commence juste à découvrir. Ils sont connus sous des pseudonymes parfois étonnants : Sarkozy, Lacoste ou Bill Clinton. Leurs orchestres ont toujours leur propre nom.Ce sont le TP OK Jazz, le Quartier Latin, le Wenge Musica 4×4.
A la base des morceaux, une rythmique ultra-dansante, carrée, solide, faite de basse, de batterie et de percussions. Le batteur annonce la couleur, poum-tchi-tchi-poum-tchi-tchi-poum avec la grosse caisse bien au fond des temps ; le bassiste tourne quatre accords, les mêmes pendant tout le morceau. Le percussionniste percussionne. Parfois, un clavier marque les transitions par des pêches de cuivres qui sonnent toujours, quel que soit le modèle du synthétiseur, comme des crécelles en mousse. A eux quatre, déjà, passez-moi l’expression, ils ambiancent à l’infini, mon ami.
Par-dessus ces fondations se promène le guitariste, qui est la star cachée du groupe et, en général l’éminence grise du chanteur. Son rôle est d’enluminer le morceau de motifs aigus, sautillants, parfaitement exécutés et toujours renouvelés : ils structurent le morceau et permettent au public de distinguer les passages où l’on danse de ceux, euh,  où l’on danse aussi, mais moins fougueusement.
Les chanteurs, quant à eux, cultivent un charisme énorme, une tessiture ébouriffante, énormément de talent au chant (si cela vous paraissait évident, réécoutez Vincent Delerm) et une endurance surhumaine sur scène.
Ce sont des musiques chaudes, vivantes, fourrées de pili et de sexe débridé ; et alors les concerts… Je ne vous raconte pas. Enfin si, mais la semaine prochaine, si ça vous dit.
Bon week-end à tous !

Arbres

A Kinshasa, avec ses 28 à 38 degrés permanents et son atmosphère de serre, tout pousse comme du chiendent. Pourtant, le noyau d’avocat que nous avons mis à tremper dans un verre d’eau en attendant qu’il germe nous nargue. L’air renfrogné, il pourrit obstinément sur notre balcon depuis deux semaines. Ce qui prouve au passage que, pour le jardinage, nous avons le même talent qu’un bonobo pour l’abstinence. On préférerait le contraire, mais les choses sont ce qu’elles sont.

A Kinshasa, donc, l’arbre est de rigueur. La ville en est pleine. Ils poussent sur les bords des routes et dans les jardins, ils fissurent les murs, fendent les routes ; ils envahissent la ville à leur manière lente, insidieuse et puissante. Contre cette pression végétale, l’homme se défend comme il peut. L’année dernière, d’ingénieux urbanistes kinois ont fait abattre les hauts arbres qui bordaient l’artère principale de la ville. C’est ainsi que le boulevard du 30 juin, autrefois vert et ombragé, est maintenant un ruban de goudron nu parcouru à des vitesses démentes par des monstres métalliques. Mélanie et moi ne le connaissons que comme cela et le regrettons un peu.
Et comme par hasard, le mois dernier, un arbre s’est abattu dans le quartier de Bandalungwa sur un automobiliste qui passait par là. Le pauvre en est mort (l’automobiliste). Vengeance ?
Cependant la paix règne dans les jardins. Invités il y a deux semaines à une fête organisée en extérieur, nous avons passé la soirée à quelques mètres d’un banian gigantesque. Nzambe ! qu’il était beau, haut et large ! De son tronc épais et tentaculaire partaient des branches de l’épaisseur d’une cuisse de catcheur, d’où pleuraient vers la terre des dizaines de lianes. Car les banians sont ainsi faits que ces lianes qui pendent de leurs branches, s’enracinant en terre, forment après quelque temps  de nouveaux troncs. De ces fûts partent de nouvelles branches, qui projettent des lianes, qui s’enracinent en terre, et ainsi de suite. Les congolais, qui sont très forts pour nommer les choses, l’appellent en lingala Arbre qui Marche. Il y en a un, à la Société Théosophique de Madras, dont le réseau couvrait ainsi plusieurs hectares. Ce n’est pas l’arbre qui cache la forêt, c’est l’arbre-forêt. C’est prodigieux.
Ergo : les banians ont du chien. Devant celui de l’autre jour, si grand, si vieux, je me suis senti tout petit et fragile. J’ai pensé à mon grand-père, qui savait les arbres. Il aurait aimé celui-là. 
Les arbres d’ici sont comme les congolais : ils en ont vu des vertes et des pas mûres. Le plus petit avocatier , pour peu qu’il ait un peu vécu, a traversé deux guerres civiles. Un manguier encore jeune a vu passer l’indépendance, trois présidents, un Mobutu. A Kinshasa, les palmiers, les banians, les arbres du voyageur ont été les témoins d’horreurs sans nom et de liesses énormes. Présences solides dans un monde instable ; pleines et honnêtes dans un monde en poupées russes ; simples au pays du compliqué, ils traversent en silence un début de siècle inquiet et douloureux.

Pour ces arbres qui entendent toute la journée parler le lingala, le même mot désigne la pluie et les années. Le temps et l’eau sont une même chose pour eux, qui s’écoule et les nourrit : mbula. Ils sont, comme l’écrivait l’ami Jules, « Arbres malgré les événements ». On ne saurait le dire mieux.