Archives de l’auteur : Matt
Bizarrogénèse
Paix, amour et bonobos
Bisengo ya mokili
[Photo : Cédric Kalonji, http://www.congoblog.net]
La jungle
C’est la journée qui commence.
Je vous fais subir cela parce que la toute première chose qui frappe l’étranger fraîchement débarqué dans la capitale congolaise, c’est le trafic. Les routes de Kinshasa sont une jungle au milieu de laquelle on se prend à douter de l’humanité. On dirait deux troupeaux de gnous idiots qui se croiseraient dans un couloir. On dirait la Place de l’Etoile si elle était à double sens. C’est le chaos, dans sa forme la plus pure, la plus âpre, la plus klaxonnante.
Mais si le chauffeur kinois ne connaît pas de règles, la faute en revient d’abord à la route sur laquelle il se débat. Dans l’immense capitale, trois ou quatre axes seulement sont dans un état convenable, c’est-à-dire goudronnés avec plus de chaussée que de trous, et dotés de trottoirs. Et encore, certains sont en travaux depuis des mois. Ce sont les chinois qui y travaillent. On ne les voit presque jamais. Bref, ces axes-là étant les seuls praticables à plus de 10 km/h, tout le monde les emprunte, ce qui donne lieu à des embouteillages proprement monstrueux. Les premières fois, c’est assez amusant de constater par exemple qu’à force de manœuvres créatives, les conducteurs ont conçu une situation où deux flots qui prennent toute la largeur de la chaussée se bouchent mutuellement le chemin. Mais assez vite cela fatigue : on ne sait jamais combien de temps va prendre le trajet le plus simple.Dans le reste peu ou pas goudronné de la ville, c’est la conduite primesautière. On ballotte gaiement sur son siège en se cognant la tête au plafond de la voiture. Terre battue, poussière, trous, trous, poussière, soleil brûlant à travers le pare-brise. Lorsqu’il pleut un peu, mares incertaines et bouillasse collante. Et à ce qu’il paraît, lorsqu’il pleut beaucoup, les voitures flottent. J’imagine un grand billard où la tôle vrombissante glisse sur les eaux marron parsemée de papiers gras et d’emballages de cigarettes Ambassade. Je suis impatient de voir ça. Je vous raconterai.
Et puis, il y a les roulages. Ce sont les agents de la circulation d’ici. Ils arborent un uniforme poussiéreux, un petit béret et, pour certains, un air revêche. Ils ont trop chaud. Ils sont très mal payés (quand ils le sont), et l’essentiel de leur subsistance vient du racket des automobilistes. Alors, forcément, le Mundele (blanc) dans une voiture est une victime idéale : le flic l’arrête sous un prétexte fallacieux, lui prend son permis, et ne le lui rend que si la proie paie. Ce n’est pas grand-chose, quelques dollars, et l’on sait bien que le roulage doit rapporter à manger à sa famille… Mais on ne peut se laisser plumer tout le temps comme un poulet, et les congolais ont développé une variété étonnante de techniques pour ne pas se faire avoir. Les principales :- Palabrer. Il faut avoir le temps. Beaucoup de temps. Jusqu’à une heure et demie.
- Ne pas s’arrêter. Dangereux si le flic a une moto. La chance, c’est que parfois elle ne démarre pas.
- Ma préférée : la guerre psychologique. S’arrêter net lorsque le roulage vous le demande, en plein milieu de la route. Rester toutes écoutilles fermées en le laissant gueuler, pendant que derrière soi l’embouteillage se forme. Prendre les paris sur le temps au bout duquel il va craquer sous le concert d’injures et de klaxons.
Hélas, là encore, je résume. Il faudrait parler des vieux taxis-bus jaunes et bleus impossiblement chargés qui sillonnent la ville, de la complexité byzantine de leurs trajets, des arbres tombés sur la chaussée, des pauvres piétons… Mais je ne veux pas vous fatiguer ; il fait si chaud.
Retenons simplement : le kinois qui rentre du boulot peut mettre quinze minutes ou deux heures pour atteindre son logis. Le chauffeur qui vous dit au téléphone qu’il est presque arrivé peut ne jamais vous rejoindre. Quand vous partez quelque part, vous ne savez pas si vous y parviendrez (oui, il nous est arrivé d’abandonner).
C’est comme ça. Tout est comme ça. Face à cette incertitude, à ce flottement permanent, à l’insaisissable hasard des routes kinoises, il faut adopter la même attitude que beaucoup de congolais. Il faut être philosophe et rigolard, et il faut être patient. Patient infiniment.
Je crois que l’homme pressé ne survit pas ici bien longtemps. Ca tombe bien, nous ne le sommes pas. Nous avons un an devant nous : largement le temps d’arriver.
A bientôt !L’arrivée
A l’heure où j’écris, cela fait quatre jours déjà depuis que nous sommes arrivés à Kinshasa. Je ne vais pas pouvoir tout raconter ; il y en a déjà trop. Comme il y a quatre ans lorsque nous étions arrivés à Madras, c’est le déluge. De sensations, de couleurs, de mouvement, de goûts et de dégoûts, d’images et d’odeurs. Je m’en excuse d’avance auprès de vous : je vais devoir résumer.
La première chose qui frappe lorsqu’on traverse l’Afrique en avion, c’est le Sahara. Alors que l’on met à peine une heure pour parvenir à la Méditerranée, la traversée du désert en dure plus de trois. Les étendues de sable jaune d’or à perte de vue, écrasées de soleil sous le ciel d’un bleu profond, sont étrangement tristes à contempler. Au-dessus de cette immensité monotone, même vu de si haut, on se sent petit et désarmé ; j’ai passé le voyage à prier pour qu’on ne s’écrase pas dans cet enfer. De temps à autre, un petit village dont on ne comprend pas la présence rompt la routine. On ne voit pas bien de quoi vivent ses habitants. Peut-être ils se nourrissent de sable et boivent du vent.
Après cela, on se dit que les vastes forêts du Congo vont faire plaisir à voir. Eh bien pas du tout : une brume dense recouvre tout, on se trouve perdu quelque part entre du rien gris-bleu et le ciel bleu-gris. On flotte dans le néant. C’est un rien vertigineux et beaucoup moins intéressant.
Mais en arrivant sur Kinshasa sous un soleil couchant rouge sombre, on aperçoit enfin le Congo. Mel et moi avions cru, en descendant le Danube cet été sur nos vélos, être aux prises avec un grand fleuve. Ha! À côté du grand Congo, le Danube n’est qu’un mince filet d’eau de boudin. Colossal, lisse, majestueux, le Congo déroule de paresseux anneaux brun clair dans la plaine comme un boa endormi. Il enfle au niveau de Kinshasa et Brazzaville pour former comme une grande piscine, au milieu de laquelle vous regardent des îles agglomérées en forme d’oeil. C’est saisissant. Que l’on soit religieux ou pas, on a une sensation de sacré. C’est probablement un de ces endroits où la Création gagne une majuscule.
Bon, après l’atterrissage, on redevient un petit être sur deux pattes culminant à 1.8m, et qui espère qu’on ne va pas lui piquer son passeport à la douane. Mais l’arrivée est belle.
Je dis ça parce qu’on a piqué son passeport à Mélanie à l’immigration. Nous avons dû attendre une petite heure que le « protocole » (un albinos à casquette et lunettes de soleil chargé par mon employeur de nous réceptionner à l’aéroport, de récupérer nos bagages, et de retrouver les passeports qui disparaissent jusqu’à ce que bakchich s’ensuive) nous sorte de là.
La route qui nous ramène de l’aéroport est, euh, sombre. Rues noires et défoncées, sans éclairage public ni panneaux. Poussière. Ombres qui galopent dans les phares pour traverser la rue. Terrasses de bistrots mal éclairée. Façades basses, peintes aux couleurs d’une des deux marques de bière locales (Primus et Skol, on y reviendra peut-être).
Deux heures plus tard, nous mettons les pieds dans notre appartement. Il est grand ; il est climatisé ; le frigo est plein (pour une raison que j’ignore, il est surtout plein de pain). Enfin, il est décoré avec un goût discutable, comme en témoignent les dessus-de-lit à froufrous en simili-soie qui couvrent les plumards des deux chambres : un rose bonbon et un bleu lagon. Dans la pièce mitoyenne, les canapés d’un vert évoquant le caca d’herbivore offrent un contraste intéressant avec ce mauvais goût pastel. A part ça, on y est vraiment bien.
On y accède en passant un barrage de militaires. Assis toute la journée sur des chaises en plastique sur le côté de leur barrière rouge et blanche, ils glandouillent paisiblement avec leur Kalachnikov sur les genoux. Ils sourient et parlent peu ; je ne les aime pas trop.
Comme le dit au boulot le très sage Aristide Dabiré, « Trop de sécuwité tue la sécuwité ». Il a raison. On reparlera sûrement de lui plus tard.
Mais pour la galerie de portraits il vous faudra attendre mes agneaux, car le devoir m’appelle. Les notes sont prises pour les prochaines mises à jour, je tâcherai de ne pas tarder si ces premiers paragraphes vous plaisent.
A bientôt !
Avant de commencer…
Mbote na bino les aminches,
Avant de poster mon premier message, qui est en retard comme toutes choses ici à part la saison des pluies, je vous dois quelques explications :
- Il n’y aura pas, ou très peu, de photos. Un décret interdit en effet de photographier quoi que ce soit dans Kinshasa, et avec mon appareil photo gros comme un néléphant il m’est difficile d’être discret. Je vais faire ce que je peux avec mon téléphone portable, tâcher de décrire le reste avec des mots, et pour le reste vous n’aurez qu’à venir, na.
- Le titre du blog est un vieux proverbe lingala qui signifie « Dieu ne dort pas », ce qui équivaut à peu près à notre « La roue tourne » ou encore «On est dans une merde noire mais on a même pas mal». Je l’aime beaucoup parce qu’il est joliment formulé et parce qu’il va bien à ce pays. J’espère qu’on verra pourquoi dans ces pages.
Les commentaires vous sont ouverts. Si vous voulez en savoir plus sur un sujet ou un autre, crier votre joie ou expectorer vos griefs, dire coucou, faire partager à chacun vos mots zailés, c’est là que ça se passe.
Bonne lecture !