Les mamans

 
 
Les mamans congolaises sont une belle invention. Elles sont très nombreuses au Grand Marché, assises derrière leur étalage de légumes ou leur vitrine à bijoux, avec leur pagne à la mode, leur vaste cul, leurs bras de catcheur et leur port admirable. Elles ont la parole leste, le rire qui porte ; parfois, sur leur dos, un gosse inséré dans un tissu qui passe autour de leurs larges hanches ronfle paisiblement dans leur douillette cambrure. On n’en aperçoit que la tête et, de chaque côté, deux petits pieds qui dépassent. C’est une vision qui me ravit.
On leur donne, lorsqu’elles sont enceintes, un grade militaire qui est d’autant plus élevé que leur grossesse est avancée. Je m’en suis étonné auprès d’un collègue. Il m’a ri au nez, car enfin c’est évident : une femme ne donne-t-elle pas d’autant plus d’ordres qu’elle est handicapée par son ventre arrondi ? Et effectivement, il y a un mois, nous avons reçu à l’agence la visite de la femme du directeur informatique, enceinte au huitième mois. Elle a fait honneur à son rang de Générale. 
Les mamans congolaises sont rarement inactives. Elles préparent le repas, s’occupent des enfants, balayent devant leur maison, marchent au long des rues avec sur le crâne des bassines grandes comme des marmites d’où l’on voit dépasser leur marchandise. A l’inverse, on aperçoit souvent sur le trottoir des hommes assis autour d’une table au milieu de l’activité générale. Ils jouent aux dames – douce ironie – avec des capsules de Primus, sur un plateau de fortune, en buvant de la bière. Ou alors, calés sur une chaise en plastique chinois, ils regardent passer ce temps africain qui est paraît-il plus abondant que le nôtre, et discutent avec les passants.
 
Injustice ? Peut-être. Les finesses de cet équilibre me sont cachées, et comme souvent je crois qu’il est plus complexe qu’il n’y paraît. Une chose est sûre : pendant que les maris oisifs refont le monde, ce sont leurs femmes qui le font tourner.

Décrochage historique

La saison sèche touche à sa fin. Ce sont trois mois de températures douces et de soleils pâles qui se terminent, sans une goutte de pluie. Pendant que vous pleurez la fin de l’été, je vois à regrets remonter le thermomètre et revenir les orages. On sent réapparaître chez le conducteur kinois l’agressivité qu’il avait perdue dans les rigueurs de juillet (20°C, hiver rude). Ca sent la rentrée.

En attendant la pluie, je me plonge dans Malet & Isaac. Pour ceux d’entre vous qui trouveraient ça dégueulasse, rassurez-vous : c’est un manuel d’histoire.

Il est écrit comme un roman, un long roman de mille deux cent pages qui couvre l’histoire de France de la fondation de l’empire romain à 1914. Pas besoin de se forcer : on le lit parce qu’il est bien rédigé, facile et parfois même émouvant, et parce qu’il donne le sentiment étonnant de découvrir son propre pays.

Je l’ouvre le matin en buvant le café, quelques pages vite lues ; je retombe dedans le soir avec plaisir. A  dévorer ainsi l’histoire, à grands pas, chaque soir et chaque matin, les échelles de temps en viennent à se brouiller. L’eau de la baignoire de Marat était rouge ce matin ; ce soir Napoléon sera au pouvoir. A minuit il gravira les Pyramides et demain, au réveil, il tombera à Waterloo. On le retrouvera probablement avant le déjeuner, assis sur une baleine, vêtu d’un caleçon effiloché, songeant à sa gloire passée. J’espère que les auteurs ne me décevront pas sur ce point.

Par ricochet, j’ai commencé à me demander ce qu’on connaissait de l’histoire congolaise, avant les Belges. A ce qu’il semble, la région a abrité de grands royaumes aux noms charismatiques, les Kongo, les Kuba, les Luba, l’empire Lunda. On n’en sait pas grand-chose de certain, car la tradition orale confond volontiers l’histoire avec le conte… mais je n’ai pas encore été bien loin dans le sujet. Un collègue va me prêter son livre d’histoire de lycée. Je vous raconterai ce qu’il y a dedans.

Pour l’heure, assis sur le balcon, j’avance doucement vers 1914 en prenant mon goûter. Depuis notre deuxième étage surplombant la Gombe, je vois trois mille ans s’étaler à mes pieds. Au loin Rome brûle et Constantinople rayonne, les épées brillent, les rois meurent, les nations naissent, les grands hommes passent et les petits disparaissent. On entend vaguement tonner au loin les canons de Trafalgar. Je me refais une tartine. L’histoire a goût de Nutella.

Justice

 
A Kinshasa, les agents de la circulation sont, avec les moustiques, les chauffeurs de taxi-bus et l’eau du robinet, tes pires ennemis. Lorsque la fin du mois approche, on les voit apparaître par petits troupeaux à chaque carrefour important de la ville, guettant une victime innocente à racketter. L’air condescendant, l’œil petit et fourbe, la bouche gourmande, ils sont à l’affût du moindre comportement suspect (rappelons que pour un roulage, changer de file est un comportement suspect). Ce matin encore, comme souvent, j’ai vu sur le boulevard une de leurs proies. Entourée de ces bandits, dont certains s’étaient assis dans la voiture pour négocier à l’aise, on aurait dit une vache blessée cernée par les chacals. 
Il y a cependant, sur l’avenue de la Justice – ça ne s’invente pas – un roulage honnête. Il est toujours au même croisement. Bien en chair dans son uniforme bleu poussiéreux, un sourire bonhomme fixé sous son béret réglementaire, il laisse passer d’un geste auguste de la main les Mundele et les taxi-bus, les congolais et les 4×4 de l’ONU. Comme il est pratiquement le seul agent de circulation de la ville qui ne soit pas corrompu jusqu’à l’os, c’est une petite célébrité. Tout le monde sait qu’il existe. 
Il paraît qu’un jour, un blanc est venu le voir sur son carrefour, lui a dit qu’il rentrait dans son pays, l’a remercié pour son honnêteté, et lui a donné sa voiture. Depuis, il roule en Jeep. Et tout le quartier lui fait à Noël de petits cadeaux. Bon gars honnête au milieu des vautours, c’est le flic le plus populaire de Kinshasa. 
Je vous l’accorde, on dirait une histoire édifiante du XIXème siècle. Le juste récompensé, la vertu triomphante ; tout ça pue la Comtesse de Ségur et le bon sentiment. Oui. Mais de savoir qu’il y a des choses comme ça qui arrivent, vraies vraiment, au fond, je trouve ça rassurant. Non ?

Six mois

Ça fait six mois déjà. Je vous passe les poncifs, c’est-long-et-c’est-court-à-la-fois-mais-oulàlà-c’est-passé-vite-parce-qu’on-a-fait-et-vu-tant-de-choses. C’est vrai mais pas très intéressant, et puis je vous ai déjà bassinés avec mes expériences.
Tiens, pour changer, je vais vous importuner avec quelques trucs que je n’ai PAS fait.
Six mois déjà, et je n’ai attrapé, Inch’Nzambe, ni malaria, ni encéphalite japonaise, ni méningite, ni fièvre jaune, ni bilharziose, ni gale, ni peste, ni amibes, ni ebola, ni poliomyélite, ni rage. Encore moins des rematism ou une sho de pis. C’en est presque un peu frustrant, toutes ces belles maladies qui vivent au Congo et qui ont décidé que je ne les intéressais pas. Mon système immunitaire sent le gaz ? Il a un bouton sur le nez ? Une tache de café sur la cravate ? Ah non ça c’est Jean de Dieu Bompeta Professionnel avec qui j’avais rendez-vous tout à l’heure.
Six mois et je n’ai toujours pas goûté à ces très gros asticots qu’on voit grouiller dans des bassines, sur les étalages des marchés. Leurs anneaux blanchâtres et boursouflés sont, paraît-il, remplis de protéines. Ce sont les protéines les moins enviables du monde. Je vais peut-être laisser passer six mois de plus.
Six mois et je n’ai donné aux militaires qui gardent l’entrée de ma rue ni sucrée, ni cadeau, ni café, ni symbole, ni petit quelque chose, ni petit rien, ni coupe-faim – pas un rond, quoi – et ce malgré leurs demandes quotidiennes. Je sais qu’ils ne sont pas payés, ou alors rarement, et qu’ils ne vivent pas bien. Ne rien leur donner, c’est préférer un principe (la corruption c’est mal) à la réalité immédiate (oui mais lui, là, il a faim). Au fond, c’est un peu con. Je me demande s’ils préfèrent un refus souriant en lingala à un bakchich condescendant en français. C’est peut-être un peu fleur bleue. Un refus gentil ne se mange pas.
Six mois et je ne me suis jamais ennuyé à un concert. Je ne m’en lasse pas. On s’habitue à tout ici, au bruit, aux couleurs, à la poussière, à l’ambiance générale de non-droit bordélique, même aux shégués ; tout ça finit par faire partie du paysage. Mais les musiciens, Mama na ngai, quand je les vois c’est toujours la même magie. Cette musique et ces ambiances, ces danseurs et ces costumes de scènes improbables, et surtout cette guitare aigüe qui se promène en pirouettant au-dessus des exclamations rythmiques des chanteurs – sebene ! – font partie de ce que ce pays a de plus beau et de plus profondément vivant. Allez, tiens, je vous en remets une louchée :

Moi, en six mois, je n’ai jamais fait l’admiration de tous par mon déhanché provocateur, mon Moonwalk ou mon art du Mutwashi, quoique j’y travaille assidûment. Peut-être est-il temps que j’abandonne l’idée ?

Six mois, et je n’ai jamais réussi à laisser passer trois jours sans aller voir les statistiques de ce blog. Mon plus grand plaisir, c’est la Synthèse Géographique. Elle est pleine d’énigmes. Qui donc me rend visite depuis l’Afrique du Sud ? Le Brésil ? L’Arabie Saoudite ? La Hollande ? Amis voyageurs ou visiteurs de hasard ? Si vous me lisez, s’il vous plaît, dénoncez-vous. Il ne vous sera fait aucun mal.
Tout ça devient un peu décousu. Allons à l’essentiel : ça fait six mois que je suis là et je crois que je ne suis jamais parvenu à organiser quoi que ce soit qui ne subisse changement, retard, abandon, torsion, panachage, imprévu. C’est comme ça. Tu t’y fais ou tu t’en vas.
Très blanc et un peu perdu au cœur des écoulements turbulents de cette ville unique au monde, je déteste chaque jour sa poussière, son bordel, sa violence. Mais tiré en avant par ses mystères, je découvre des profondeurs que je ne soupçonnais pas et, les sondant comme je peux, saisis parfois au bout de ma ligne de tout petits repères. J’attrape par miettes infimes les rouages d’un immense théâtre que je croyais incohérent. Et je tombe amoureux de cette Kinshasa moche et pleine de charme que je n’apprivoiserai jamais. Pourquoi ? Ah… Je ne sais pas.
C’est compliqué.

Pèlerins

A l’Est de Kinshasa, un peu à l’écart de la route encombrée de l’aéroport, s’élève un haut promontoire. Culminant au-dessus des autres collines qui plissent la région de la capitale, il porte beau ses 710 mètres et son nom rigolo : les kinois l’appellent Mont Mangéngéngé.

Nous sommes partis avec un couple de copains l’escalader dimanche dernier. Pour l’atteindre, il faut parcourir 10 kilomètres de piste sableuse, de chaque côté de laquelle poussent des herbes rases, quelques acacias, et des petites baraques de parpaings nus. Il se dresse au bout de la piste, présentant au distant fleuve Congo qui serpente à l’horizon ses flancs escarpés, verts et blancs. A son pied, une petite cahute vend des bâtons de marche, alignés sur un présentoir de fortune. Le rituel est délicieux : il faut (ce n’est écrit nulle part mais comment faire autrement ?) en choisir un, le soupeser, tester son équilibre et sa rigidité, se décider finalement pour un autre, regretter sa trahison, revenir au premier, et puis, muni de son bâton tout frais, se mettre en marche.
C’est un calvaire qui court au flanc du mont, jalonné de grands crucifix blancs numérotés. Sableux, il monte en pente très raide. Sous le soleil pourtant voilé de juillet, on transpire vite à grosses gouttes. Montée, pause, montée, pause, poussière dans les chaussures et dans les poumons. Une grosse corneille nous précède de station en station. A chaque nouvelle étape, elle nous attend perchée sur sa croix blanche comme un mauvais présage. Du sommet qui se rapproche doucement nous parviennent, portés par le vent, les notes distantes d’un cantique à plusieurs voix.
On arrive en haut par des marches irrégulières taillées dans le calcaire. C’est une crête large et aplatie où poussent quelques arbres. Quelques squelettes de huttes en bois y tiennent encore debout, sans mur ni toit. A nos pieds, un paysage embrumé de collines rases. On n’y distingue ni la ville, ni le fleuve ; sur le plateau il semble n’y avoir personne. Mais on entend, nettement à présent, les voix qui s’élèvent autour de nous. Car le Mont Mangéngéngé est un lieu de pèlerinage. De nombreux kinois viennent y prier régulièrement et, comme à l’église du réveil, ils le font à tue-tête. Ce sont des litanies longues et monotones, des chants, des invectives, des hurlements où perce une pointe d’hystérie. Dans cette cacophonie frappante on distingue, omniprésent, le nom de Dieu.
Cherchant un endroit tranquille pour avaler notre pique-nique, nous parvenons à une esplanade où se dresse un grand calvaire. Assis à l’ombre d’un manguier, un homme au teint clair nous souhaite la bienvenue. C’est le pasteur d’une église du réveil, venu prier ici, dit-il, car Dieu le lui a ordonné. Tout en mangeant avec appétit le pain que nous lui offrons, il attaque: pourquoi sommes-nous venus ? Quelle est notre religion ? Voulons-nous parler de Dieu ? Nous éludons courtoisement ses questions mais il se fait insistant. Ne sommes nous pas frères ? Puisqu’il a partagé notre repas, pourquoi ne pas le laisser nous nourrir à son tour ? Devant notre refus poli, son sourire disparaît et l’on sent monter dans ses paroles une touche d’agressivité. Il déploie des trésors de rhétorique pour nous prouver que nous devons l’écouter. Mais il finit par commettre une erreur…
– Vous êtes dans la maison de Dieu, dit-il. Puisque je vous reçois ici, il serait malséant de votre part de   refuser ce que j’ai à vous offrir !
– Papa, pardonnez-nous mais vous qui êtes africain, vous connaissez les lois de l’hospitalité. Un bon maître de maison, lorsqu’il reçoit chez lui, il n’impose pas : il propose. Non ?
Ca lui coupe le sifflet. Avec un sourire faux, il plie bagage et s’en va, à la recherche peut-être d’une âme plus facile à sauver. Autour de nous, les cris mêlés des pèlerins montent moins nombreux vers le ciel blanc. C’est peut-être l’heure de la sieste.
Alors que nous nous préparons à partir, nous sommes abordés par une jeune femme qui tient dans ses bras une toute petite fille. Elle vient à nous et nous parle, dans un mélange rapide et confus de lingala et de français. Elle nous a vus en rêve, la nuit précédente. Je vais avoir des jumeaux. Mélanie recevra beaucoup des mains de Dieu. Notre ami a des problèmes d’argent mais ça ne durera pas.
Et puis nous descendons.
Peuple étonnant dont le malheur fait des prophètes et des sorciers…

Les cigales

Nous avons découvert les Washiba quelques semaines après notre arrivée à Kinshasa. Mené par trois anciens acteurs fous à lier, le groupe mêle les influences les plus diverses, musique traditionnelle de leur Kasaï d’origine, funk, afrobeat, reggae, rumba, dans un brouet exubérant des plus sympathiques.

Leurs concerts sont un bonheur sans mélange. Ils arrivent sur scène, une petite dizaine de musiciens drapés dans des costumes années 70 aux couleurs violentes et aux reflets satinés. Ils sont toujours affublés de perruques afro : pour un groupe dont les membres sont tous aussi crépus que congolais, c’est une petite pirouette qui me réjouit beaucoup*. Evidemment, ils sont ridicules dans cet accoutrement, mais ils ne le restent que le temps de monter sur scène et de lancer le spectacle. Car alors tout s’anime. La scène prend vie. Ils jouent, ils rient, ils dansent, ils rappent, ils chantent, ils débitent avec sérieux des histoires invraisemblables, et tout à coup ils ne sont plus ridicules du tout : ils sont un mélange curieux de drôle et de superbe, de  grotesque et de gracieux.

Au milieu, il y a Moïse. C’est un homme corpulent avec des membres épais comme des troncs d’arbre et une large tête aux traits expressifs. Il danse avec une agilité surprenante pour son gabarit, des petites chorégraphies parfois improvisées avec ses compères du devant de la scène. Volubile et puissant, le regard habité, il a le charisme un peu inquiétant d’un sorcier. A côté de lui, un autre chanteur, petit et longiligne avec une bouille de cinéma. Il a l’air endormi et l’expression hilare du fumeur de chanvre. Il danse aussi très bien, avec des mouvements du bassin qu’on croirait impossible chez un être humain normalement constitué. Il a l’air d’être monté sur roulement à billes. Autour d’eux, des musiciens solides et survoltés.

Tout ce petit monde joue une musique complexe, pleine de surprises, de changements inattendus, de feintes, de petits mystères. Il y a là un univers riche fait de personnages et de faits étonnants. Ils chantent l’Homme de Kitokimosi et la Grève du Sexe (sans contorsions). Ils chantent des contes extravagants, dépeints avec force gestes, arabesques rhétoriques et vannes en lingala qui font rire le public aux éclats. Et ils dansent la chorégraphie stupide dite de l’Embrayage, qui m’enchante tout particulièrement (voir la vidéo ci-dessous).

Les Washiba ont clairement quelque chose. Du talent, du charisme, un propos. Un univers loufoque et foisonnant. Et, ce qui est rare, de l’autodérision à revendre. Nous sommes allés les voir en répétition dans la maison familiale en construction de Moïse, au quartier de Limete. Ils y jouent avec les moyens du bord. Le batteur tape sur une caisse de bière, un caillou et un balai. Quelques guitares, une basse acoustique antédiluvienne. Pas d’ampli. Hors de leurs costumes de scène, sous les yeux de leurs enfants et du petit public venu leur rendre visite, ils travaillent. Ça donne ça :

Ils galèrent. Ils avancent comme l’immense majorité des artistes congolais : comme ça peut. Ils répètent dans les parpaings crus en attendant la gloire, avec un enthousiasme rigolard et communicatif.
 
La capitale regorge de tels histrions, dont beaucoup n’ont pas le renom croissant des Washiba. Ils jouent dans les petits bistrots ou aux terrasses des cafés, montent des pièces de théâtre ou chorégraphient des spectacles de danse avec les subventions qu’ils peuvent trouver. Ils y tournent en dérision l’Etat, les roulages, la dureté du quotidien. Improductifs et nécessaires, ce sont de vraies cigales : ils chantent l’estomac vide, avec une constance et un engagement qui forcent le respect.

* Parce que c’est comme un schtroumpf peint en bleu. Ou Brassens avec une fausse moustache. Ou un crapaud déguisé en Jeanne Moreau

Cinquante

 
Il y a une semaine, une fièvre étonnante s’est emparée des grandes artères de Kinshasa. Des travaux démarrés depuis plusieurs mois y ont été bouclés en six jours, brusquement, comme par miracle. Un miracle sélectif qui n’a touché que certaines avenues : celles où sont passées les voitures des officiels, en visite pour le cinquantenaire de l’indépendance du pays.

Des équipes de congolais, dirigées par des chinois coiffés d’un immuable chapeau de paille rond, ont dessiné à toute vitesse les lignes blanches qui manquaient sur le boulevard du 30 juin, comme des peintures de guerre sur le visage d’un Navajo. On a rafraîchi frénétiquement les bâtiments qui bordent l’avenue. On a aspiré la poussière qui recouvrait le goudron, pour la rejeter sur le bord de la route en deux énormes tas brun clair. On a chassé les enfants des rues et les roulages gourmands. On a planté des lampadaires sur le bas-côté. Tout au long des quelques kilomètres de cet axe immense, on a accroché de grands drapeaux de la RDC qui flottent mollement, rouges, jaunes et bleu ciel, sous le soleil voilé de la saison sèche. Et puis l’on a inauguré, au bout de l’avenue, une fontaine blanche toute neuve. Elle diffuse, paraît-il, une musique aux consonances chinoises. On aurait préféré y trouver ceci :

Quelques jours avant le 30 juin, on sent monter un peu de tension dans la ville. Certaines organisations ont interdit à leurs employés de sortir de leur quartier pendant trois jours. D’autres recommandent la prudence. Personne ne sait très bien ce qui va se passer. La veille de l’événement, notre chauffeur Benjamin me dit  à sa manière volubile et confuse : « il y a trop de militaires en ville en ce moment. Keba… (fais attention) ». Touché malgré moi par ce qui-vive diffus, je vois déjà des foules compactes déferler sur le boulevard, des manifestations, des cris, de la confusion. Et, quelque part dans un coin de ma tête, du sang.
Mais je sors le 30 juin vers midi pour trouver des rues vides. Kinshasa est déserte. On croirait la ville morte. Et dixit les copains, situation semblable dans les quartiers de la Cité. Le kinois, prudent, échaudé aussi peut-être par le souvenir d’autres anniversaires qui ont mal tourné, reste chez lui. Pendant ce temps, sur le Boulevard Triomphal lui aussi refait pour l’occasion, les troupes congolaises défilent au son du canon, des applaudissements, de la musique militaire, sous les yeux des officiels et des quelques kinois qui se sont malgré tout déplacés pour l’occasion.
Quelques heures plus tard, je retrouve des copains sur une terrasse de Bandalungwa. Le quartier, déjà animé d’ordinaire, est plein à craquer. Les tables des innombrables troquets du voisinage se couvrent à grande vitesse de bouteilles de bière vides et de viande grillée. A quelques mètres de nous, une chèvre est décapitée, pelée, découpée, grillée et mangée en un temps record. Au bout d’une demi-heure, il ne reste plus que deux petites pattes poilues suspendues à une ficelle.
La Cité reprend ses droits. Les salamalecs officiels sont terminés, les longs discours prononcés, les blindés sont rentrés au garage. Alors, le kinois va boire un coup. La Primus, à ce qu’il semble, rassemble plus de patriotes que les chars ukrainiens. Assis dans le tumulte ambiant, on refait le monde pour les cinquante années à venir. Et quand elle se montre ainsi, Kinshasa, au soir de ses cinquante ans, pleine du vacarme des voix et du ndombolo, insouciante et joviale ; prompte au rire, à la danse et aux débats animés autour d’une table Turbo King, on ne peut que l’aimer. Et lui souhaiter des jours meilleurs.

Décrochage familial

[A toi, cher lecteur qui débarques sur ce site, par ennui, par habitude ou par hasard, et qui t’attends à y trouver une chronique et non le déballage impudique de mes histoires familiales,
A toi aussi qui voudrais en savoir plus sur le Congo et qui, en lieu et place de données géopolitiques, économiques et culturelles sur ce beau pays, vas découvrir ma môman,
A toi qui viens chercher du rêve et vas trouver des kapoks (avoue qu’au moins le nom est rigolo),
A vous tous enfin qui, pour une raison ou pour une autre, pourriez être déçus de trouver ici le long récit d’un week-end à la place d’une chronique, j’adresse mes humbles excuses et je dis ceci :
Si vous êtes pas contents c’est l’même prix.
Revenez quand même la semaine prochaine, on partira en répèt avec les Washiba]
Jour 1
Jeudi soir, 10 juin. Descente des parents sur le tarmac de l’aéroport de Ndjili, tamponnage de visas, trouvage de bagages sur le tapis roulant lent. Le fils indigne n’est pas venu les chercher à l’aéroport. Il les attend à la maison, occupé à éliminer les derniers grains de poussière du carrelage à l’aide d’une balayette en plastique  de fabrication chinoise, si petite qu’on dirait une brosse à dents. 
Entrée des parents. Joie partagée. Visite de l’appartement. Commentaires enthousiastes sur le goût délicat avec lequel tout ça est meublé et décoré. Surtout le vert cacanapé.
Nous dînons de saucisses au pili, petites merveilles à goût de cadavre avarié (au pili), tout en digérant chacun sa part de dépaysement. Eux construisent le Congo autour moi, et moi je les intègre à ce cadre auquel, jusque-là, ils n’appartenaient pas. Choc des univers. 
Jour 2
Pendant que leur petit bancarise les congolais, pôpa et môman sillonnent les allées du marché Zigida, accompagnés du chauffeur que nous avons recruté pour l’occasion. Il s’appelle Joseph ; il est placide, rond, chauve, souriant ; il est l’heureux propriétaire d’une Mazda vert clair métallisé du dernier chic, avec options vitres ouvrantes, toit ouvert, et ceintures de sécurité à l’arrière.
Retrouvailles pour le déjeuner. Le serveur demande à Pôpa, l’air un peu surpris, s’il veut VRAIMENT de l’eau dans son Ricard. On ne sait pas pourquoi. Sieste, balade au bord du Congo, concert du grand Jupiter qui chante bien mais danse comme une marionnette aux fils coupés, puis retrouvailles avec mon Arlésienne de retour de sa cambrousse, et hop ! à la bouffe. Nous dînons sur une grande terrasse dont le plafond est un immense tissu de tentures du Kasaï aux motifs géométriques. Pendant que dans un coin, un orchestre d’ascenseur joue de la rumba molle, les parluches s’essayent au pondu (manioc haché au Pilchard), au chikwange (manioc fermenté à rien), au fufu (boules de manioc cuites), aux makemba (bananes plantain frites). Poups aime bien le poulet à la cahuète et décerne un satisfecit à la bière Tembo, la brune avec un éléphant sur la bouteille. C’est vrai qu’elle a du chien. Moum mange de tout, même des chenilles, avec un courage tranquille qui fait l’admiration de la tablée.
 Jour 3
Nous partons tôt pour le Bas-Congo, la grande province qui s’étale entre Kinshasa et la mer, fiers comme Bar-Tabac dans notre Mazda rutilante. Après la lente sortie de Kinshasa, nous fonçons en vrombissant dans les collines jaunes qui plissent le paysage, slalomant habilement entre les camions lancés à toute allure sur la route. Leurs chauffeurs fument du chanvre pour tenir les horaires inhumains de leur travail, et sur le bas-côté, des carcasses défoncées ou calcinées rappellent à l’imprudent qu’il est déconseillé de prendre un trente tonnes dans la tronche.
 
Nous arrivons en fin de matinée au jardin botanique de Kisantu. C’est un petit paradis créé il y a un siècle par un frère jésuite qui avait la main verte, et qui abrite aujourd’hui – outre les plantes – un crocodile agoraphobe, un python obèse et un cynocéphale dépressif. On y trouve des manguiers, un grand banian tentaculaire, un haut kapokier au tronc hérissé de millions d’épines, très sympathique malgré ses allures de Vierge de Fer; des racines étranges qui font comme des murets longs de dix mètres, un arbre parasite qui enveloppe complètement les troncs de ses victimes comme dans un drap de bois, des orchidées, des manguiers, des zeucalyptus. C’est paisible et loin du monde. C’est rempli de bizarreries végétales devant lesquelles on s’émerveille comme un enfant. On n’y a qu’un seul regret : celui de n’avoir pas dans la poche un botaniste.

Ensuite, on cahote bien gentiment vers le haut d’une colline proche, au sommet de laquelle se dresse une grande cathédrale, massive et incongrue dans ce petit village. C’est à côté que nous passons la nuit, au couvent d’Emmaüs, enceinte fermée parsemée de quelques bâtiments d’aspect très simple. Elle est habitée par des sœurs en pagne coloré, accueillantes, joviales et bien nourries. Lorsque nous arrivons, il y a des fleurs et des rubans dans le réfectoire, et des odeurs de festin flottent déjà dans l’air frais du soir : les soeurs préparent l’anniversaire de l’abbé Cyprien. 
Nous assistons à la messe dite en l’honneur de l’abbé. Les sœurs chantent leurs cantiques en kikongo, à trois voix, sur un fond de tam-tam et de ces percussions d’ici qui font tchic-tchic quand on les agite. Pendant les refrains, une des femmes pousse des youyous aigus qui fouillent les tripes de l’assistance et galvanisent les choristes. Ca te prend là et ça te fait comme une boule là. Tu te dis que si Dieu n’est pas en train de ronfler il doit être bien aise d’entendre tout ça.
Nous dînons dans la salle à côté du réfectoire, car les sœurs, peut-être timides ou qui souhaitaient rester entre elles, ne nous ont pas invités à les rejoindre à leur festin. Elles nous ont préparé un poisson. Il est plutôt bon mais chaque tranche contient assez d’arêtes pour empaler un village de Schtroumpfs. Mon pôpa, qui est volontiers aventureux dans ses choix culinaires tant qu’il y a des saucisses dans un coin, picore du bout des dents trois grains de riz avant de rejoindre les trois autres papas congolais, lesquels regardent dans un coin de la pièce les matchs de poule de la Coupe du Monde. Pendant ce temps, les sœurs s’arsouillent gaiement au rythme des discours interminables qui précèdent le dîner. Leur fiesta durera jusqu’à 5h du matin, dans un flot puissant de bière, de rires et de rumba. On ne sait où a fini l’abbé Cyprien au soir bénit de ses 50 ans. Quelle importance ? Ces bonnes soeurs-là sont diablement sympathiques.
Le reste du séjour de mes parents, après notre retour le lendemain à Kinshasa, est fait de divers plaisirs typiquements kinois. Un déjeuner au bord du fleuve, un apéro à la terrasse du Bloc où les shégués montrent à mon père le respect dû à ses cheveux blancs. Il y a aussi les bonobos, l’école des Beaux-Arts, et pour finir une chute terrible dans un fossé où tous deux manquent de perdre chacun un coude, au grand désespoir de l’ami Joseph. 
Mais tout ça, ils l’ont vécu sans nous… C’est à eux de jouer maintenant.