Au-delà des apparences

C’est la signification de leur nom : le Staff Benda Bilili. Les quatre chanteurs sont dans une chaise roulante, avec de petites pattes d’enfant incomplètes qui flottent dans leur grand pantalon. Ils sont garés en épi sur le devant de la scène, au fond d’un  bistro minuscule de Ndjili. L’un d’eux, à droite, tient sur ses genoux une guitare en bois brut, penchée dans une position étrange à cause des accoudoirs. Sur le côté gauche, un autre se tient en équilibre sur trois pattes, dont deux en bois. Derrière eux, trois types valides jouent de la basse acoustique, de la batterie, et d’un instrument bizarre fait d’une boîte de conserve, d’une corde de guitare électrique et d’un manche recourbé. Il tient ce petit instrument biscornu contre son corps et, quand il en joue, on dirait qu’il se gratte le ventre.
Je ne sais pas grand-chose d’eux. Qu’ils ont très longtemps galéré. Qu’ils répétaient au zoo de Kinshasa, au milieu des shégués, des cages croulantes et des animaux borgnes. Qu’ils reviennent du festival de Cannes, où ils ont présenté le reportage qu’ont tourné sur leur histoire étonnante deux réalisateurs français ; apparemment des types hors du commun. Et qu’ils repartent en Europe bientôt pour une tournée de cinquante dates.
A les voir comme ça, au Cabaret Sauvage – c’est le nom du bistro – on ne dirait pas. On les a croisés à notre arrivée, sirotant tranquillement une bière sur la terrasse et saluant les nouveaux venus, juchés sur ces motos improbables qu’on dirait sorties de Mad Max (mais qu’il faut pousser pour démarrer). Ils n’ont rien du côté clinquant qu’ont beaucoup d’autres célébrités d’ici. Et maintenant ils envoient sans barguigner, en travers de la gueule d’un public peu nombreux, une excellente rumba congolaise dopée au funk. Sans se soucier, semble-t-il, de savoir s’ils jouent pour le Zénith de Paris ou pour ce tout petit rade. 
Et puis ils dansent. C’est peut-être le plus étonnant dans tout ça. Ils dansent avec ce qui leur reste, le torse, les bras, le cul ; ils tortillent tout ce qu’ils peuvent, et ça pourrait être drôle ou sonner faux (souvenez-vous de ça) mais en fait c’est très beau. Sur le côté, un type dont le survêt jaune poussin n’est rempli que d’un côté fait sur sa chaise des bonds impressionnants. Il paraît que c’est un des musiciens du groupe. Peut-être qu’ils n’avaient pas assez de place sur cette petite scène pour son enthousiasme débordant.Son voisin, venu lui aussi en fauteuil à roulettes, est descendu de son perchoir et danse à quatre pattes par terre avec un air réjoui. Lui est ridicule, mais c’est parce qu’il est saoul comme un âne. Il se cogne dans les tables, renverse les bières, bouscule les spectateurs, jusqu’à ce que la serveuse le chasse vers sa chaise en l’engueulant comme un enfant. Il prend l’air contrit mais on sent que la pulsation l’anime toujours, incontrôlable. Deux minutes plus tard, il redescend de son siège et se remet à sauter partout.
Tout ça dégage une bonne humeur puissante, communicative et bon enfant. C’est la cour des miracles. Les paralytiques dansent. Les autres aussi.
Et en sortant on dit merci.

Départs

 
 
Le premier homme ayant volé s’appelait, paraît-il, Otto Lilienthal. Ce fou merveilleux survola plus de deux mille fois le Brandenburg entre 1891 et 1896. Il se lançait du haut d’un promontoire artificiel, équipé d’une paire d’ailes faite de coton et de bois de saule : sur les photos il ressemble à un grand oiseau maladroit. On imagine avec émotion cet Allemand à la belle tête sévère qui galopait au flanc de la colline avec ses grandes voiles dans le dos, ridicule et superbe à la fois, courant derrière ses rêves d’air libre et d’apesanteur.
Un jour d’été, une rafale inattendue le précipita par terre un peu plus vite qu’il ne l’aurait voulu ; dans sa chute il se brisa l’échine. Sur son lit de mort, le lendemain, il aurait eu ces mots étonnants : « Des sacrifices doivent être faits ».
Depuis, tout est allé très vite. Alors que l’on s’était traîné par terre pendant 2000 ans, en un siècle à peine on a volé à voiles, puis à hélices, puis à réaction. Aujourd’hui on parcourt les 6000 kilomètres qui séparent Paris de Kinshasa en moins de huit heures, petit miracle quotidien qui n’étonne plus personne. On peut traverser la Méditerranée sans voir la mer et le Sahara sans connaître la soif ; on peut franchir la plus grande forêt de ce côté du monde sans voir même un seul arbre. On se téléporte. Et l’on croit voyager.
Il paraît que cette abolition des distances est encore un fait récent. Il n’y a pas si longtemps l’avion était très cher et les appels internationaux hors de prix. Quand on s’en allait, on s’en allait. Une collègue m’a raconté l’autre jour le départ de son père, quittant il y a quelques dizaines d’années le Japon pour l’Europe où il s’expatriait. Les familles étaient nombreuses à venir assister au départ. Elles apportaient sur le quai de longs rubans dont elles confiaient une extrémité au voyageur. Lorsque le bateau partait, les passagers étaient toujours reliés à leur terre, à leurs parents, par ce mince cordon qui se tendait, s’étirait, et puis cassait. Ils étaient, alors, vraiment partis.
A l’aéroport de Ndjili, on ne voit pas de ces images frappantes. Seulement des congolais, sapés de pied en cap, qui embrassent leur famille avant de passer les contrôles. Certains, peut-être, partent tenter leur chance dans l’Eldorado européen. Ils vont affronter la grisaille et le racisme dormant, les banlieues, la bouffe bizarre, le dépaysement. Et ils ne pourront rentrer que vainqueurs, car l’échec n’est pas admissible pour ces exilés : il les mettrait au ban de leur famille. Au Congo, avouer que tu es pauvre est la dernière chose que tu fais, quand vraiment tu n’as plus rien, quand tu ne peux même plus paraître. Tu peux crever la faim mais tu es rasé de près, et tes chaussures sont bien cirées.
Est-ce qu’il voyait tout ça, Otto Lilienthal, du haut de sa colline ? Les va et vient frénétiques des hommes sur la planète ? L’illusion d’un petit monde dont nous nous berçons à grand renforts de kérosène ? Les congolais en Pierre Cardin qui évitent les flaques d’eau devant l’entrée du terminal ? La magie d’être ici et là-bas, presque en même temps ?
Ceux qui rêvent de partir et qui ne partent jamais ?

Les affaires de Dieu

 
On m’a raconté cette histoire hier, dans une salle sans fenêtres climatisée à 15°, toute blanche, au fond du service technique d’un opérateur téléphonique congolais. On se serait cru dans une morgue pour ordinateurs. Le technicien qui nous a décrit la scène l’avait vue de ses yeux ; elle est donc vraie irréfutablement. Vous en doutiez ?

A l’église du réveil, c’est l’heure de la prière. Dans l’assistance survoltée par la musique et les braillements du pasteur, chacun adresse à Dieu ses desiderata. Et, forcément, chacun le fait à Très-Haute voix.
Sur un banc, là-bas au fond à droite, deux hommes prient côte à côte. Le premier est un commerçant aisé de Matonge ; il possède une nganda de bonne réputation, où la bière est toujours fraîche et la chèvre bien servie. Il porte une chemise de pagne neuve aux couleurs de la fête du travail et un pantalon tout propre. Dans le flot assourdissant de prières qui envahit l’église, on peut tout juste l’entendre qui demande à Dieu de lui apporter beaucoup d’argent, beaucoup beaucoup s’il te plaît Ô Seigneur, pour pouvoir partir en Europe et avoir une belle voiture et une maison neuve et ne plus jamais travailler.
Le deuxième personnage est un pauvre cireur de chaussures de Chine Populaire – quartier qui n’a rien de chinois mais où la densité de population est telle que Pékin, à côté, ressemble au Sahara. Un peu voûté dans sa chemise qui en a déjà trop vu, il lève les yeux au ciel en clamant : Ô Nzambe malamu ! Si tu pouvais me donner ne serait-ce que cent dollars, comme je serais heureux ! Accorde-moi s’il te plaît ces cent petits dollars, Ô Seigneur, Ô Très-Bon, et je te serai pour toujours reconnaissant !
Alors, le premier commerçant se tourne vers lui, sort de sa poche un billet de cent dollars et le lui donne en disant :
« Prends. Et arrête d’embêter Dieu avec tes petites histoires, il a les miennes à gérer ! »

Sur le boulevard

Vendredi dernier, coincé dans un de ces embouteillages dont l’énorme boulevard du 30 juin a le secret, j’ai vu paraître à ma fenêtre, dépassant à peine, deux petits yeux sombres dans une tête noire. La tête avait au mieux sept ans. Les yeux en avaient mille. L’enfant me faisait signe de la main qu’il avait faim ; il voulait de l’argent. Je l’ai regardé, lui ai indiqué d’un signe de tête : non. Nous avons redémarré.
Il y a ici des légions de ces enfants, abandonnés par leurs familles parce que la mère est morte en leur donnant naissance, ou parce qu’ils sont malformés, ou qu’ils portent la poisse. Ma petite saynète dans la voiture est chaque jour cent fois vue, revue, toujours renouvelée.
Mais en repartant vers notre destination, laissant derrière nous le petit affamé, j’ai eu un choc lent et terrible. Pas parce que la vision d’un enfant de 7 ans errant au milieu des voitures en quémandant l’aumône est inhumaine. Elle l’est évidemment. C’est parce que je me suis rendu compte qu’on s’y habituait.
Kinshasa te fait cela, si tu n’y prends pas garde. Les tas d’immondices puent moins, le soleil brûle moins. L’horreur du coin de la rue perd de son acuité première pour se fondre dans le paysage urbain. On accepte passivement l’enfer des autres, non pas par raison ou aveu d’impuissance, mais par routine. Tout doucement, comme on vieillit : sans s’en apercevoir. On finit par admettre le fait qu’un être humain, à l’âge que l’on passe dans les jupes de sa mère, fasse la manche entre des monstres d’acier qui font deux fois sa taille, vêtu faute de mieux d’un t-shirt Mickey qu’il a enfilé comme un slip.
Il y a beaucoup de raisons pour vivre sa vie tout de même dans ce grand écart permanent, sans pourrir de culpabilité. Il est probablement inutile de les reprendre, tout le monde les connaît et la plupart sont au moins un peu valables. Mais les anges noirs à ma fenêtre crèvent la faim, et par les vitres de la voiture, le monde a parfois une sale gueule.

Au bord du fleuve

Aujourd’hui a été une de ces journées de cauchemar où rien ne fonctionne, où tout va de travers, où le Congo ne pense qu’à te bouffer. Je n’ai pas eu le temps d’écrire. 
Et demain nous partons tôt passer le week-end à Bombo Lumene. Il paraît que l’antilope y folâtre gaiement dans les buissons, guettée en silence par le mamba vert au poison foudroyant, tandis que les Mundele cuisent leurs saucisses un peu plus loin.
Bref. Pour compenser mon retard de publication, trois images au bord du fleuve.
 

Kisangani Express

Kisangani est perdue au cœur d’une forêt grande comme un pays, au nord-est de la RDC. C’est une ville de  terre, car les communes ceinturant le centre ville ressemblent à des villages de brousse ; d’arbres, car ici personne ne songe à les couper ; et d’eau, car on y retrouve le Congo, 2.000 km en amont de Kinshasa. Même aussi loin de son embouchure géante, le fleuve y est très large et le courant puissant. Depuis Kinshasa on n’y parvient que par les avions-poubelle des compagnies congolaises, ou alors en passant par Nairobi. 

Les habitants de Kisangani, pleins de logique et de bon sens scientifique, s’appellent les Boyomais.
La ville est sillonnée à toute heure du jour et de la nuit par les tolekas. Ce sont des vélos tout simples, dont le porte-bagages a été garni d’un siège en mousse habillé de macramé multicolore : on dirait une selle de Bisounours. Assis à l’arrière de ces biclous chinois décorés de slogans à la gloire de Dieu, les cheveux au vent et le groin recouvert de poussière, les boyomais cahotent sereinement en discutant le bout de gras avec leur chauffeur, souvent jeune ; parfois un étudiant qui gagne ainsi de quoi payer l’université. Ce dernier pédale entre les trous en se récitant le Code du Travail, les 5 forces de Porter, ou le Théorème de Bolzano-Weierstrass. Il a des mollets d’acier et une tête bien remplie. C’est un humaniste accompli.
Plongé dans cette atmosphère de grand village, très loin de Kinshasa, de ses bolides vrombissants et de son ambiance permanente de foire d’empoigne surchauffée, nous menons notre étude avec ma collègue congolaise. Nous arpentons ensemble la ville sous un soleil de plomb, réunissons des gens dans des bistrots miteux, rencontrons directeurs locaux et agents immobiliers. Nous découvrons par petites touches comment fonctionne cette ville qui a connu Stanley et l’enfer de la Guerre des 6 Jours, dont elle porte encore les traces vives.
Le soir, au dîner, on cause. Elle me raconte l’histoire, vraie vraiment, d’un sorcier tombé du ciel entièrement nu sur le toit d’une maison de son quartier. Je lui décris en retour la Révolution Française. Elle me dit le Congo et je lui dépeins le métro. Je lui explique le SDF et elle m’assène une guerre civile. Amours congolaises, mœurs parisiennes, rudiments de swahili, souvenirs d’enfance, et même la passion ardente que nourrit ma collègue pour Julien Lepers s’entrecroisent à notre table. Nous allons d’étonnement en étonnement.
Nous parcourons ensemble, à longueur de poulet-makemba, les années-lumière qui séparent nos civilisations. A quoi bon refaire le monde quand le partager est déjà si compliqué ?

Article 15

A Kinshasa, la Constitution ne comporte qu’un seul article : le quinzième. Tous les kinois le connaissent, le pratiquent et le citent à l’envi. Il est d’une extrême simplicité. Il dit ceci : « débrouillez-vous ». Débrouillez-vous pour rapporter à bouffer à vos six enfants, pour faire vos études dans des amphithéâtres en ruine, pour envoyer de l’argent à votre mère restée dans son village du Bandundu. Débrouillez-vous pour ne pas tomber malade, pour ne pas vous faire violer ou dépouiller, pour ne pas avoir d’accident de la route, pour ne pas prendre sur le crâne les cieux lourds et mouillés de la saison des pluies. Débrouillez-vous pour survivre dans un monde où l’argent est rare et les coups du sort nombreux. Prenez ce que vous pouvez, tant que vous le pouvez, car vous ne savez pas de quoi demain sera fait. Et que Dieu vous garde pendant ses insomnies.
Cela explique beaucoup, à commencer par cette ambiance de non-droit foutraque qui règne dans la ville. En vertu de l’article 15, toute règle peut être contournée, toute structure tordue, tout engagement effacé. Il n’y a pas de sot métier. Il n’y a pas de combine interdite.
Exemples :
Tel kinois, chauffeur d’une grande entreprise, utilise la voiture dont il a la charge pour faire un peu le taxi. Tel autre s’est procuré un téléphone portable, un parasol et une table Made in China, et a monté sur le trottoir une cabine téléphonique. Le flic du coin de la rue, pour arrondir un salaire qu’il ne touche que rarement, invente des infractions au code de la route pour soutirer un peu d’argent à ses victimes. Il déploie des trésors d’imagination pour ferrer ses « clients » à coups sonores d’Excès de Lenteur, d’Abus de Clignotant, de Conduite Sur La Mauvaise File (ici il n’y a pas de files). Quant au pharmacien de la photo ci-dessus, il y a une petite chance pour qu’il se soit contenté de verser un peu d’aspirine et de kérosène dans des bouteilles en plastique avant de se poster sur le trottoir. Qui sait ?
Certains procédés sont honnêtes, d’autres moins, d’autres encore carrément criminels. Ici, la zone grise de la légalité est à l’image de la bonne conscience politique : extensible.  Les apaches de tout poil, voleurs de poules, de téléphones, de câbles électriques, les tire-laine et les pique-assiette sévissent partout. Ils s’en prennent sans distinction aux mundele et aux congolais, à l’Etat et aux particuliers.
Que voulez-vous ? Il faut bien vivre. C’est la Va-Comme-Je-Te-Poussée-d’Archimède, qui s’applique à tout corps plongé dans la misère, et le tire vers l’avant. Jour après jour, cahin-caha, comme ça peut, à Kinshasa.

Lingala

 

Au Congo, les gens se tuent à vous le répéter : le lingala, c’est simple. Tout le monde tombe d’accord là-dessus. A croire qu’on s’est donné le mot.
Ce fut longtemps ici la langue de l’armée, dans laquelle les colons belges s’adressaient à leurs soldats indigènes. Celle aussi dans laquelle Mobutu, chef militaire par excellence, s’adressait aux congolais. C’est peut-être la raison pour laquelle nous avons souvent entendu dire ici que le lingala était une langue de commandement. Tout juste bonne à se faire obéir.
Moi je trouve ça un peu idiot.
Le lingala que nous entendons autour de nous est à l’image de Kinshasa : hybride, foisonnant, d’apparence simple mais terriblement difficile à comprendre en profondeur. Il se nourrit de français (lifalansè), d’anglais, de portugais, de kikongo, de swahili. Il n’a peur ni des mélanges ni des approximations : c’est une langue en devenir. Cela donne des phrases étonnantes : si je suis en train de conduire une voiture, je dis « Nazali koconduire voiture ». Si je veux une bière, je dis « Pesa bière moko ». Et les ambianceurs kinois tordent la langue à volonté, fabriquant avec leur bande des dialectes quasi incompréhensibles pour les non-initiés. Le lingala évolue en permanence sous l’influence de ces fêtards, malfaiteurs et étudiants, bien plus inventifs que nos académiciens, et pour qui ta maison est « ton palais » (il faut voir la tronche des palais…) et une cigarette une « shimbok ».
Nous l’apprenons tant bien que mal avec Molakisi Robert. C’est un petit homme souriant et un peu mou, avec des pommettes saillantes, des vêtements trop grands, une voix nasillarde, et un joli sourire qui plisse son visage comme une vieille pomme. Natif de la province de l’Equateur, il parle le lingala pur, celui qui se passe de mots français pour dire ce qu’il veut dire. Il nous en ouvre une à une les surprises, expliquant à sa manière lente et docte les règles et les exceptions. Nous vivons avec lui des heures merveilleuses.
Depuis quelque temps, il apporte chaque semaine au cours un petit livre de contes pour enfants, un peu sale, un peu déchiré, illustré de dessins naïfs en noir et blanc. Ce sont des histoires d’animaux. La gazelle y cherche des noix de palme. L’éléphant, grand bêta indécis aux oreilles pointues, se fait tout le temps avoir. L’hippopotame est un sage que l’on consulte avec respect. On n’y apprend pas grand-chose qui puisse nous servir au quotidien (à Kinshasa la noix de palme et l’éléphant se font rares) mais c’est beaucoup plus intéressant que d’apprendre à négocier le prix des patates douces. 
On voit au passage que pour fabriquer un conte, où que ce soit sur la planète, on n’a jamais fait mieux que des animaux qui parlent. C’est fou comme les hommes se ressemblent.
Le lingala est aussi riche de son vocabulaire. Il y a les mots-bruitages, qui  sonnent comme ce qu’ils veulent dire : kake pour l’éclair, poto-poto pour la boue, kusu-kusu pour la toux, piololo pour le sifflet. Il y a les mots à tout faire : moto convoque à la fois l’homme, le feu, la tête et même les motos. Kokoma écrit et arrive. Mbula fait tomber la pluie, passer les saisons et s’égrener les années.  Il y a les mots-culture aussi : le salon est la maison des causeries, et l’on coupe un serment plutôt que de le prêter (kokata ndayi). Pourquoi ? Parce que dans les villages, une promesse ne se faisait qu’avec une machette à la main. Il y a enfin  les mots-image: un homme têtu est matoyi mangongi, les oreilles qui n’entendent pas. Et le propos d’une histoire, c’est Mama na likambo : la mère du problème.
Na bongo, alors, nalobi boye, je dis ceci : au Congo, la culture des villages et les traditions des anciens qui y ont grandi disparaissent peu à peu, digérées doucement par la ville, par la modernité, par l’urgence de la course à l’argent. Il ne faut pas s’en affliger, car ces richesses survivent. Simplement, elles sont cachées. On les voit affleurer au détour d’une expression, derrière un mot, sous un usage ou une exception. Elles sont enracinées profondément dans les oreilles et dans les bouches. Elles fabriquent le Congo et les congolais, jour après jour. Nous qui sommes en visite, nous ne les comprenons qu’à peine.
J’ai réalisé cela lorsque, mardi dernier, Robert nous a gratifié d’un petit proverbe en guise de conclusion. Je vous le livre dans sa version originale : Soki mwana moke afingi yo, ezali ye te. Nzoku moko azali na sima na ye. Traduction littérale : « Si un petit enfant t’insulte, ce n’est pas lui qui t’insulte. C’est l’éléphant qui est caché derrière lui ».
Je ne suis toujours pas sûr d’avoir compris pourquoi chaque gamin mal élevé devrait cacher un éléphant. Ca me frustre terriblement. Et d’ailleurs on ne voit pas bien comment un éléphant, même maigrichon, peut se dissimuler derrière un enfant. Tout ça n’est pas très sérieux.
Je vais chercher pourquoi. Si je trouve, je vous dirai.
En lingala.

Deux histoires de cimetière


1.   
Blanchard est, des quatre chauffeurs qui travaillent pour mon agence, le plus sémillant et le plus roublard. Il a des gros bras, un torse puissant, une tête toute ronde fendue de petits yeux malins. Il fume dans la voiture, malgré l’interdiction, des cigarettes Tumbacco Filtre qui laissent une vague odeur de caoutchouc brûlé.
L’autre jour, alors qu’il nous conduisait vers le quartier de Camp Luka avec ma collègue Nicole, nous sommes passés à côté du cimetière de Kintambo. C’est une vaste étendue donnant directement sur l’avenue, d’où jaillissent anarchiquement des croix manchotes et des pierres tombales grignotées par les intempéries. Elles penchent à droite, à gauche, en avant, en arrière, envahies d’herbes folles et de fleurs en plastique décoloré. On dirait les dents d’un vieux qui aurait mangé trop de salade.
Nous longions donc ce bazar funéraire, lorsque j’ai assisté au dialogue suivant, petit miracle de mauvaise foi et de poésie kinoise:
BLANCHARD : Ici, il y a un mois, j’ai vu un mort sortir du cimetière.
NICOLE, MATTHIEU : Quoi ?
BLANCHARD : Oui, un mort, très vieux. Il m’a dit ceci : « Je suis fatigué d’ici. C’est toujours le même paysage. Je m’ennuie, je veux partir. Alors, j’ai décidé de déménager au cimetière de la Gombe ».
NICOLE : Blanchard, tu te moques de nous ?
BLANCHARD : Non, na kati ndayi, je l’ai vu comme je vous vois ! Il traversait la rue avec son cercueil sur la tête et son linceul en bandoulière. Il m’a demandé la route pour aller à la Gombe. Il n’était pas méchant… Et puis, pourquoi je vous mentirais ?
NICOLE : Ecoute, Blanchard, je ne te crois pas. D’ailleurs, tu sais très bien ce qu’on dit chez nous : celui qui a vu un mort qui parle et qui marche ne peut continuer à vivre. Donc si ce que tu disais est vrai, tu ne serais plus là pour nous le raconter.
BLANCHARD (très sérieux) : Ha ! Mais ça ce n’est qu’une superstition !

2.   
Hier, je suis allé visiter notre prochaine agence, dans la commune de Kalamu. Le terrain sur lequel elle est construite jouxte l’ancien cimetière du quartier. Or, il y a un an, des promoteurs sud-africains ont acheté ce terrain pour y construire un grand centre commercial. Les sépultures ont été rasées, les arbres coupés. Le projet faisait des gorges chaudes dans le quartier tout entier.

Cela a duré quelques mois, et puis d’un coup tout s’est arrêté. Plus de bulldozers, plus de travaux, plus d’hommes casqués. Silence contrit des promoteurs. Ils s’étaient heurtés, peut-être, aux superstitions des ouvriers. On les comprend : comment construire sur un cimetière un centre commercial qui ne soit pas rempli à ras bord de fantômes vengeurs ?
Constatant cet abandon, les mamans du quartier y font leur potager. L’ancien cimetière, aujourd’hui découpé en une multitude de petites parcelles proprettes et bien entretenues, ressemble aux jardins ouvriers qu’on voit encore en France. Les femmes déambulent dans les allées sans craindre les fantômes de leurs pères. Les morts y nourrissent le manioc des vivants.
Un jour, peut-être, les promoteurs se réveilleront et mettront tout le monde dehors. Ils mélangeront le béton des fondations aux ossements des anciens. Un supermarché remplacera les potagers. Les patates douces y pousseront dans des bacs en plastique rouge.
C’est la marche du progrès.

Dieu

 

Le Congo tombe en ruines, rongé de l’intérieur et de l’extérieur par des canailles en costume de marque. La pauvreté, le sida et les rebelles de l’Est y sont chez eux ; ils prélèvent chaque jour, à l’aveuglette, leur triste impôt. Les murs des maisons de la Cité s’effondrent sur leurs occupants à la première pluie, les mères meurent en couches, les enfants sorciers crèvent la faim sur les trottoirs de Kinshasa. Vêtus seulement d’un t-shirt grisâtre et d’un pantalon déchiré, ils interpellent le blanc qui passe avec dans la voix une nuance de défi. Expropriations, racket, corruption, accidents, maladie, deuils, désespoirs de toutes sortes sont le quotidien des gens.

Alors, il y a Dieu.

Nous sommes allés le voir dimanche dernier, à l’église du Christ en Mission, quelque part dans la commune de Matonge. C’est une église que l’on dit « du réveil ». Ces structures pullulent au Congo, menées par des prêcheurs charismatiques aux allures de gourou. Elles rassemblent des milliers de fidèles : tous les congolais croient en quelque chose. Comme en Inde, l’athéisme relève ici de l’anormal.
En lingala, l’église se dit Ndako na Nzambe, la maison de Dieu. Le Christ en Mission, lui, habite un hangar au toit et aux murs de tôles, garni d’une estrade, d’un pupitre, d’une sono crachotante et de rangées de bancs en bois. On y rentre peut-être deux cent personnes bien serrées. Mamas endimanchées, hommes en chemise, jeunes sapés comme à la parade.
Notre prêcheur du jour est un homme grand et bien nourri, vêtu d’un costume de soie grise impeccable. Comme de juste, il a laissé les étiquettes aux manches pour que la marque en soit bien visible. Sur la célébration de deux heures, il en passe une à commenter le texte du jour, Jonas et la baleine, sur le thème annoncé : « Jonas ou Joseph ». C’est assez saisissant. Il crie dans le micro. Il répète chaque phrase-choc plusieurs fois. Il maîtrise parfaitement le rythme de son discours, les silences, les pics d’intensité, la gestuelle. Il a la foule dans le creux de sa main. Elle lui répond à grand renfort d’exclamations et de hochements de tête. Ce qu’il dit ? Des choses très simples. Il dit qu’il faut chasser le mal (Jonas) de sa vie. Il dit qu’il faut y cultiver le bien (Joseph). Et surtout, surtout, il dit que Dieu va résoudre tous ces problèmes qui font la vie si compliquée.
C’est terrible de démagogie et de cynisme, et le prêcheur fait penser à ces images d’archives que l’on voit parfois de Mussolini. La gestuelle est la même, la rhétorique est la même, l’assistance réagit de la même façon. On a envie de crier au scandale. Mais il y a aussi quelque chose d’émouvant dans cette foule accrochée au beau costume brillant qui leur dit que ça va aller, que la vie est dure mais que les choses vont s’améliorer, que Dieu est là, qu’il ne dort pas. Qu’il ne dort pas.
Une fois le prêche terminé, on prie. Cela commence tout doucement. La musique démarre en arrière-plan. Batterie, chant et clavier. Dans l’assistance, quelques personnes commencent à parler à voix haute. Timidement d’abord, puis de plus en plus fort. Le prêcheur exhorte ses ouailles, les musiciens montent la pression, autour de nous les gestes se font plus amples, certains se frappent la poitrine ou serrent le poing ou lèvent les mains au ciel, les injonctions à Dieu montent vers les tôles du toit, le curé braille maintenant dans son micro, les enceintes saturent, le volume sonore devient insupportable, et puis d’un coup c’est fini. La vague folle de prières reflue. La bête ivre redevient la bonne assemblée de mamans et de papas bien sapés. Soulagement.
Après la catharsis, c’est l’heure de la quête. Je n’ose trop penser à la proportion de cet argent qui part directement dans les poches du costume de soie, dans une forme particulièrement écœurante de parasitisme mystique. C’est aussi le prix de cette drogue dure qu’est l’espoir. Ces prêcheurs sont des dealers de Dieu. Que faire ? Que penser ? Qui sommes-nous pour juger cela ? Il faut admettre, et c’est tout.
Evidemment on nous a repérés dans la salle, les deux seuls têtes blanches sur les bancs de l’église. Le pasteur nous fait lever sous les applaudissements de l’assistance, rouges comme des pivoines, avec l’impression diffuse d’être des imposteurs.
La sortie de l’église est plus facile. Les gens s’y retrouvent avec le sourire, se saluent, s’échangent des nouvelles. La fille qui nous a emmenés nous présente au pasteur, au prêcheur, à ses amis. Tout le monde apprécie notre présence : nous avons partagé là quelque chose d’important. Et puis, il faut l’admettre aussi, un portefeuille de mundele apporte plus à la communauté qu’un portefeuille de maman maraîchère.
Nous ne leur disons pas que nous ne reviendrons jamais. Ce serait malpoli.