Au bord du fleuve

Aujourd’hui a été une de ces journées de cauchemar où rien ne fonctionne, où tout va de travers, où le Congo ne pense qu’à te bouffer. Je n’ai pas eu le temps d’écrire. 
Et demain nous partons tôt passer le week-end à Bombo Lumene. Il paraît que l’antilope y folâtre gaiement dans les buissons, guettée en silence par le mamba vert au poison foudroyant, tandis que les Mundele cuisent leurs saucisses un peu plus loin.
Bref. Pour compenser mon retard de publication, trois images au bord du fleuve.
 

Kisangani Express

Kisangani est perdue au cœur d’une forêt grande comme un pays, au nord-est de la RDC. C’est une ville de  terre, car les communes ceinturant le centre ville ressemblent à des villages de brousse ; d’arbres, car ici personne ne songe à les couper ; et d’eau, car on y retrouve le Congo, 2.000 km en amont de Kinshasa. Même aussi loin de son embouchure géante, le fleuve y est très large et le courant puissant. Depuis Kinshasa on n’y parvient que par les avions-poubelle des compagnies congolaises, ou alors en passant par Nairobi. 

Les habitants de Kisangani, pleins de logique et de bon sens scientifique, s’appellent les Boyomais.
La ville est sillonnée à toute heure du jour et de la nuit par les tolekas. Ce sont des vélos tout simples, dont le porte-bagages a été garni d’un siège en mousse habillé de macramé multicolore : on dirait une selle de Bisounours. Assis à l’arrière de ces biclous chinois décorés de slogans à la gloire de Dieu, les cheveux au vent et le groin recouvert de poussière, les boyomais cahotent sereinement en discutant le bout de gras avec leur chauffeur, souvent jeune ; parfois un étudiant qui gagne ainsi de quoi payer l’université. Ce dernier pédale entre les trous en se récitant le Code du Travail, les 5 forces de Porter, ou le Théorème de Bolzano-Weierstrass. Il a des mollets d’acier et une tête bien remplie. C’est un humaniste accompli.
Plongé dans cette atmosphère de grand village, très loin de Kinshasa, de ses bolides vrombissants et de son ambiance permanente de foire d’empoigne surchauffée, nous menons notre étude avec ma collègue congolaise. Nous arpentons ensemble la ville sous un soleil de plomb, réunissons des gens dans des bistrots miteux, rencontrons directeurs locaux et agents immobiliers. Nous découvrons par petites touches comment fonctionne cette ville qui a connu Stanley et l’enfer de la Guerre des 6 Jours, dont elle porte encore les traces vives.
Le soir, au dîner, on cause. Elle me raconte l’histoire, vraie vraiment, d’un sorcier tombé du ciel entièrement nu sur le toit d’une maison de son quartier. Je lui décris en retour la Révolution Française. Elle me dit le Congo et je lui dépeins le métro. Je lui explique le SDF et elle m’assène une guerre civile. Amours congolaises, mœurs parisiennes, rudiments de swahili, souvenirs d’enfance, et même la passion ardente que nourrit ma collègue pour Julien Lepers s’entrecroisent à notre table. Nous allons d’étonnement en étonnement.
Nous parcourons ensemble, à longueur de poulet-makemba, les années-lumière qui séparent nos civilisations. A quoi bon refaire le monde quand le partager est déjà si compliqué ?

Article 15

A Kinshasa, la Constitution ne comporte qu’un seul article : le quinzième. Tous les kinois le connaissent, le pratiquent et le citent à l’envi. Il est d’une extrême simplicité. Il dit ceci : « débrouillez-vous ». Débrouillez-vous pour rapporter à bouffer à vos six enfants, pour faire vos études dans des amphithéâtres en ruine, pour envoyer de l’argent à votre mère restée dans son village du Bandundu. Débrouillez-vous pour ne pas tomber malade, pour ne pas vous faire violer ou dépouiller, pour ne pas avoir d’accident de la route, pour ne pas prendre sur le crâne les cieux lourds et mouillés de la saison des pluies. Débrouillez-vous pour survivre dans un monde où l’argent est rare et les coups du sort nombreux. Prenez ce que vous pouvez, tant que vous le pouvez, car vous ne savez pas de quoi demain sera fait. Et que Dieu vous garde pendant ses insomnies.
Cela explique beaucoup, à commencer par cette ambiance de non-droit foutraque qui règne dans la ville. En vertu de l’article 15, toute règle peut être contournée, toute structure tordue, tout engagement effacé. Il n’y a pas de sot métier. Il n’y a pas de combine interdite.
Exemples :
Tel kinois, chauffeur d’une grande entreprise, utilise la voiture dont il a la charge pour faire un peu le taxi. Tel autre s’est procuré un téléphone portable, un parasol et une table Made in China, et a monté sur le trottoir une cabine téléphonique. Le flic du coin de la rue, pour arrondir un salaire qu’il ne touche que rarement, invente des infractions au code de la route pour soutirer un peu d’argent à ses victimes. Il déploie des trésors d’imagination pour ferrer ses « clients » à coups sonores d’Excès de Lenteur, d’Abus de Clignotant, de Conduite Sur La Mauvaise File (ici il n’y a pas de files). Quant au pharmacien de la photo ci-dessus, il y a une petite chance pour qu’il se soit contenté de verser un peu d’aspirine et de kérosène dans des bouteilles en plastique avant de se poster sur le trottoir. Qui sait ?
Certains procédés sont honnêtes, d’autres moins, d’autres encore carrément criminels. Ici, la zone grise de la légalité est à l’image de la bonne conscience politique : extensible.  Les apaches de tout poil, voleurs de poules, de téléphones, de câbles électriques, les tire-laine et les pique-assiette sévissent partout. Ils s’en prennent sans distinction aux mundele et aux congolais, à l’Etat et aux particuliers.
Que voulez-vous ? Il faut bien vivre. C’est la Va-Comme-Je-Te-Poussée-d’Archimède, qui s’applique à tout corps plongé dans la misère, et le tire vers l’avant. Jour après jour, cahin-caha, comme ça peut, à Kinshasa.

Lingala

 

Au Congo, les gens se tuent à vous le répéter : le lingala, c’est simple. Tout le monde tombe d’accord là-dessus. A croire qu’on s’est donné le mot.
Ce fut longtemps ici la langue de l’armée, dans laquelle les colons belges s’adressaient à leurs soldats indigènes. Celle aussi dans laquelle Mobutu, chef militaire par excellence, s’adressait aux congolais. C’est peut-être la raison pour laquelle nous avons souvent entendu dire ici que le lingala était une langue de commandement. Tout juste bonne à se faire obéir.
Moi je trouve ça un peu idiot.
Le lingala que nous entendons autour de nous est à l’image de Kinshasa : hybride, foisonnant, d’apparence simple mais terriblement difficile à comprendre en profondeur. Il se nourrit de français (lifalansè), d’anglais, de portugais, de kikongo, de swahili. Il n’a peur ni des mélanges ni des approximations : c’est une langue en devenir. Cela donne des phrases étonnantes : si je suis en train de conduire une voiture, je dis « Nazali koconduire voiture ». Si je veux une bière, je dis « Pesa bière moko ». Et les ambianceurs kinois tordent la langue à volonté, fabriquant avec leur bande des dialectes quasi incompréhensibles pour les non-initiés. Le lingala évolue en permanence sous l’influence de ces fêtards, malfaiteurs et étudiants, bien plus inventifs que nos académiciens, et pour qui ta maison est « ton palais » (il faut voir la tronche des palais…) et une cigarette une « shimbok ».
Nous l’apprenons tant bien que mal avec Molakisi Robert. C’est un petit homme souriant et un peu mou, avec des pommettes saillantes, des vêtements trop grands, une voix nasillarde, et un joli sourire qui plisse son visage comme une vieille pomme. Natif de la province de l’Equateur, il parle le lingala pur, celui qui se passe de mots français pour dire ce qu’il veut dire. Il nous en ouvre une à une les surprises, expliquant à sa manière lente et docte les règles et les exceptions. Nous vivons avec lui des heures merveilleuses.
Depuis quelque temps, il apporte chaque semaine au cours un petit livre de contes pour enfants, un peu sale, un peu déchiré, illustré de dessins naïfs en noir et blanc. Ce sont des histoires d’animaux. La gazelle y cherche des noix de palme. L’éléphant, grand bêta indécis aux oreilles pointues, se fait tout le temps avoir. L’hippopotame est un sage que l’on consulte avec respect. On n’y apprend pas grand-chose qui puisse nous servir au quotidien (à Kinshasa la noix de palme et l’éléphant se font rares) mais c’est beaucoup plus intéressant que d’apprendre à négocier le prix des patates douces. 
On voit au passage que pour fabriquer un conte, où que ce soit sur la planète, on n’a jamais fait mieux que des animaux qui parlent. C’est fou comme les hommes se ressemblent.
Le lingala est aussi riche de son vocabulaire. Il y a les mots-bruitages, qui  sonnent comme ce qu’ils veulent dire : kake pour l’éclair, poto-poto pour la boue, kusu-kusu pour la toux, piololo pour le sifflet. Il y a les mots à tout faire : moto convoque à la fois l’homme, le feu, la tête et même les motos. Kokoma écrit et arrive. Mbula fait tomber la pluie, passer les saisons et s’égrener les années.  Il y a les mots-culture aussi : le salon est la maison des causeries, et l’on coupe un serment plutôt que de le prêter (kokata ndayi). Pourquoi ? Parce que dans les villages, une promesse ne se faisait qu’avec une machette à la main. Il y a enfin  les mots-image: un homme têtu est matoyi mangongi, les oreilles qui n’entendent pas. Et le propos d’une histoire, c’est Mama na likambo : la mère du problème.
Na bongo, alors, nalobi boye, je dis ceci : au Congo, la culture des villages et les traditions des anciens qui y ont grandi disparaissent peu à peu, digérées doucement par la ville, par la modernité, par l’urgence de la course à l’argent. Il ne faut pas s’en affliger, car ces richesses survivent. Simplement, elles sont cachées. On les voit affleurer au détour d’une expression, derrière un mot, sous un usage ou une exception. Elles sont enracinées profondément dans les oreilles et dans les bouches. Elles fabriquent le Congo et les congolais, jour après jour. Nous qui sommes en visite, nous ne les comprenons qu’à peine.
J’ai réalisé cela lorsque, mardi dernier, Robert nous a gratifié d’un petit proverbe en guise de conclusion. Je vous le livre dans sa version originale : Soki mwana moke afingi yo, ezali ye te. Nzoku moko azali na sima na ye. Traduction littérale : « Si un petit enfant t’insulte, ce n’est pas lui qui t’insulte. C’est l’éléphant qui est caché derrière lui ».
Je ne suis toujours pas sûr d’avoir compris pourquoi chaque gamin mal élevé devrait cacher un éléphant. Ca me frustre terriblement. Et d’ailleurs on ne voit pas bien comment un éléphant, même maigrichon, peut se dissimuler derrière un enfant. Tout ça n’est pas très sérieux.
Je vais chercher pourquoi. Si je trouve, je vous dirai.
En lingala.

Deux histoires de cimetière


1.   
Blanchard est, des quatre chauffeurs qui travaillent pour mon agence, le plus sémillant et le plus roublard. Il a des gros bras, un torse puissant, une tête toute ronde fendue de petits yeux malins. Il fume dans la voiture, malgré l’interdiction, des cigarettes Tumbacco Filtre qui laissent une vague odeur de caoutchouc brûlé.
L’autre jour, alors qu’il nous conduisait vers le quartier de Camp Luka avec ma collègue Nicole, nous sommes passés à côté du cimetière de Kintambo. C’est une vaste étendue donnant directement sur l’avenue, d’où jaillissent anarchiquement des croix manchotes et des pierres tombales grignotées par les intempéries. Elles penchent à droite, à gauche, en avant, en arrière, envahies d’herbes folles et de fleurs en plastique décoloré. On dirait les dents d’un vieux qui aurait mangé trop de salade.
Nous longions donc ce bazar funéraire, lorsque j’ai assisté au dialogue suivant, petit miracle de mauvaise foi et de poésie kinoise:
BLANCHARD : Ici, il y a un mois, j’ai vu un mort sortir du cimetière.
NICOLE, MATTHIEU : Quoi ?
BLANCHARD : Oui, un mort, très vieux. Il m’a dit ceci : « Je suis fatigué d’ici. C’est toujours le même paysage. Je m’ennuie, je veux partir. Alors, j’ai décidé de déménager au cimetière de la Gombe ».
NICOLE : Blanchard, tu te moques de nous ?
BLANCHARD : Non, na kati ndayi, je l’ai vu comme je vous vois ! Il traversait la rue avec son cercueil sur la tête et son linceul en bandoulière. Il m’a demandé la route pour aller à la Gombe. Il n’était pas méchant… Et puis, pourquoi je vous mentirais ?
NICOLE : Ecoute, Blanchard, je ne te crois pas. D’ailleurs, tu sais très bien ce qu’on dit chez nous : celui qui a vu un mort qui parle et qui marche ne peut continuer à vivre. Donc si ce que tu disais est vrai, tu ne serais plus là pour nous le raconter.
BLANCHARD (très sérieux) : Ha ! Mais ça ce n’est qu’une superstition !

2.   
Hier, je suis allé visiter notre prochaine agence, dans la commune de Kalamu. Le terrain sur lequel elle est construite jouxte l’ancien cimetière du quartier. Or, il y a un an, des promoteurs sud-africains ont acheté ce terrain pour y construire un grand centre commercial. Les sépultures ont été rasées, les arbres coupés. Le projet faisait des gorges chaudes dans le quartier tout entier.

Cela a duré quelques mois, et puis d’un coup tout s’est arrêté. Plus de bulldozers, plus de travaux, plus d’hommes casqués. Silence contrit des promoteurs. Ils s’étaient heurtés, peut-être, aux superstitions des ouvriers. On les comprend : comment construire sur un cimetière un centre commercial qui ne soit pas rempli à ras bord de fantômes vengeurs ?
Constatant cet abandon, les mamans du quartier y font leur potager. L’ancien cimetière, aujourd’hui découpé en une multitude de petites parcelles proprettes et bien entretenues, ressemble aux jardins ouvriers qu’on voit encore en France. Les femmes déambulent dans les allées sans craindre les fantômes de leurs pères. Les morts y nourrissent le manioc des vivants.
Un jour, peut-être, les promoteurs se réveilleront et mettront tout le monde dehors. Ils mélangeront le béton des fondations aux ossements des anciens. Un supermarché remplacera les potagers. Les patates douces y pousseront dans des bacs en plastique rouge.
C’est la marche du progrès.