Au Congo, les gens se tuent à vous le répéter : le lingala, c’est simple. Tout le monde tombe d’accord là-dessus. A croire qu’on s’est donné le mot.
Ce fut longtemps ici la langue de l’armée, dans laquelle les colons belges s’adressaient à leurs soldats indigènes. Celle aussi dans laquelle Mobutu, chef militaire par excellence, s’adressait aux congolais. C’est peut-être la raison pour laquelle nous avons souvent entendu dire ici que le lingala était une langue de commandement. Tout juste bonne à se faire obéir.
Moi je trouve ça un peu idiot.
Le lingala que nous entendons autour de nous est à l’image de Kinshasa : hybride, foisonnant, d’apparence simple mais terriblement difficile à comprendre en profondeur. Il se nourrit de français (lifalansè), d’anglais, de portugais, de kikongo, de swahili. Il n’a peur ni des mélanges ni des approximations : c’est une langue en devenir. Cela donne des phrases étonnantes : si je suis en train de conduire une voiture, je dis « Nazali koconduire voiture ». Si je veux une bière, je dis « Pesa bière moko ». Et les ambianceurs kinois tordent la langue à volonté, fabriquant avec leur bande des dialectes quasi incompréhensibles pour les non-initiés. Le lingala évolue en permanence sous l’influence de ces fêtards, malfaiteurs et étudiants, bien plus inventifs que nos académiciens, et pour qui ta maison est « ton palais » (il faut voir la tronche des palais…) et une cigarette une « shimbok ».
Nous l’apprenons tant bien que mal avec Molakisi Robert. C’est un petit homme souriant et un peu mou, avec des pommettes saillantes, des vêtements trop grands, une voix nasillarde, et un joli sourire qui plisse son visage comme une vieille pomme. Natif de la province de l’Equateur, il parle le lingala pur, celui qui se passe de mots français pour dire ce qu’il veut dire. Il nous en ouvre une à une les surprises, expliquant à sa manière lente et docte les règles et les exceptions. Nous vivons avec lui des heures merveilleuses.
Depuis quelque temps, il apporte chaque semaine au cours un petit livre de contes pour enfants, un peu sale, un peu déchiré, illustré de dessins naïfs en noir et blanc. Ce sont des histoires d’animaux. La gazelle y cherche des noix de palme. L’éléphant, grand bêta indécis aux oreilles pointues, se fait tout le temps avoir. L’hippopotame est un sage que l’on consulte avec respect. On n’y apprend pas grand-chose qui puisse nous servir au quotidien (à Kinshasa la noix de palme et l’éléphant se font rares) mais c’est beaucoup plus intéressant que d’apprendre à négocier le prix des patates douces.
On voit au passage que pour fabriquer un conte, où que ce soit sur la planète, on n’a jamais fait mieux que des animaux qui parlent. C’est fou comme les hommes se ressemblent.
Le lingala est aussi riche de son vocabulaire. Il y a les mots-bruitages, qui sonnent comme ce qu’ils veulent dire : kake pour l’éclair, poto-poto pour la boue, kusu-kusu pour la toux, piololo pour le sifflet. Il y a les mots à tout faire : moto convoque à la fois l’homme, le feu, la tête et même les motos. Kokoma écrit et arrive. Mbula fait tomber la pluie, passer les saisons et s’égrener les années. Il y a les mots-culture aussi : le salon est la maison des causeries, et l’on coupe un serment plutôt que de le prêter (kokata ndayi). Pourquoi ? Parce que dans les villages, une promesse ne se faisait qu’avec une machette à la main. Il y a enfin les mots-image: un homme têtu est matoyi mangongi, les oreilles qui n’entendent pas. Et le propos d’une histoire, c’est Mama na likambo : la mère du problème.
Na bongo, alors, nalobi boye, je dis ceci : au Congo, la culture des villages et les traditions des anciens qui y ont grandi disparaissent peu à peu, digérées doucement par la ville, par la modernité, par l’urgence de la course à l’argent. Il ne faut pas s’en affliger, car ces richesses survivent. Simplement, elles sont cachées. On les voit affleurer au détour d’une expression, derrière un mot, sous un usage ou une exception. Elles sont enracinées profondément dans les oreilles et dans les bouches. Elles fabriquent le Congo et les congolais, jour après jour. Nous qui sommes en visite, nous ne les comprenons qu’à peine.
J’ai réalisé cela lorsque, mardi dernier, Robert nous a gratifié d’un petit proverbe en guise de conclusion. Je vous le livre dans sa version originale : Soki mwana moke afingi yo, ezali ye te. Nzoku moko azali na sima na ye. Traduction littérale : « Si un petit enfant t’insulte, ce n’est pas lui qui t’insulte. C’est l’éléphant qui est caché derrière lui ».
Je ne suis toujours pas sûr d’avoir compris pourquoi chaque gamin mal élevé devrait cacher un éléphant. Ca me frustre terriblement. Et d’ailleurs on ne voit pas bien comment un éléphant, même maigrichon, peut se dissimuler derrière un enfant. Tout ça n’est pas très sérieux.
Je vais chercher pourquoi. Si je trouve, je vous dirai.
En lingala.