Départs

 
 
Le premier homme ayant volé s’appelait, paraît-il, Otto Lilienthal. Ce fou merveilleux survola plus de deux mille fois le Brandenburg entre 1891 et 1896. Il se lançait du haut d’un promontoire artificiel, équipé d’une paire d’ailes faite de coton et de bois de saule : sur les photos il ressemble à un grand oiseau maladroit. On imagine avec émotion cet Allemand à la belle tête sévère qui galopait au flanc de la colline avec ses grandes voiles dans le dos, ridicule et superbe à la fois, courant derrière ses rêves d’air libre et d’apesanteur.
Un jour d’été, une rafale inattendue le précipita par terre un peu plus vite qu’il ne l’aurait voulu ; dans sa chute il se brisa l’échine. Sur son lit de mort, le lendemain, il aurait eu ces mots étonnants : « Des sacrifices doivent être faits ».
Depuis, tout est allé très vite. Alors que l’on s’était traîné par terre pendant 2000 ans, en un siècle à peine on a volé à voiles, puis à hélices, puis à réaction. Aujourd’hui on parcourt les 6000 kilomètres qui séparent Paris de Kinshasa en moins de huit heures, petit miracle quotidien qui n’étonne plus personne. On peut traverser la Méditerranée sans voir la mer et le Sahara sans connaître la soif ; on peut franchir la plus grande forêt de ce côté du monde sans voir même un seul arbre. On se téléporte. Et l’on croit voyager.
Il paraît que cette abolition des distances est encore un fait récent. Il n’y a pas si longtemps l’avion était très cher et les appels internationaux hors de prix. Quand on s’en allait, on s’en allait. Une collègue m’a raconté l’autre jour le départ de son père, quittant il y a quelques dizaines d’années le Japon pour l’Europe où il s’expatriait. Les familles étaient nombreuses à venir assister au départ. Elles apportaient sur le quai de longs rubans dont elles confiaient une extrémité au voyageur. Lorsque le bateau partait, les passagers étaient toujours reliés à leur terre, à leurs parents, par ce mince cordon qui se tendait, s’étirait, et puis cassait. Ils étaient, alors, vraiment partis.
A l’aéroport de Ndjili, on ne voit pas de ces images frappantes. Seulement des congolais, sapés de pied en cap, qui embrassent leur famille avant de passer les contrôles. Certains, peut-être, partent tenter leur chance dans l’Eldorado européen. Ils vont affronter la grisaille et le racisme dormant, les banlieues, la bouffe bizarre, le dépaysement. Et ils ne pourront rentrer que vainqueurs, car l’échec n’est pas admissible pour ces exilés : il les mettrait au ban de leur famille. Au Congo, avouer que tu es pauvre est la dernière chose que tu fais, quand vraiment tu n’as plus rien, quand tu ne peux même plus paraître. Tu peux crever la faim mais tu es rasé de près, et tes chaussures sont bien cirées.
Est-ce qu’il voyait tout ça, Otto Lilienthal, du haut de sa colline ? Les va et vient frénétiques des hommes sur la planète ? L’illusion d’un petit monde dont nous nous berçons à grand renforts de kérosène ? Les congolais en Pierre Cardin qui évitent les flaques d’eau devant l’entrée du terminal ? La magie d’être ici et là-bas, presque en même temps ?
Ceux qui rêvent de partir et qui ne partent jamais ?

A l’Île aux Moines

A Kinshasa tout est exagéré. La ville n’en finit pas ; ses rues défoncées s’étendent sur des kilomètres ; seul le flot immense du Congo l’arrête net au long de ses berges sales. C’est la capitale démesurée d’un pays gargantuesque. Les fleuves y sont des mers et les forêts des continents. Les orages y tonnent comme au jugement dernier, les pluies inondent les rues et emportent les gens. Les pauvres s’y habillent comme des princes et les pasteurs comme des empereurs. Et son peuple pacifique, souriant, ouvert, mélomane, brûle de temps en temps un pauvre type pour son petit déjeuner. Mais je quitte le Congo pour le temps des vacances, et le Golfe du Morbihan m’accueille dans ses bras verts et bleus, et tout ce qui me dépassait là-bas me parle ici et me rassure.

Tout tient dans ce nom breton, Morbihan, Petite Mer. C’est une grande piscine qui se vide et se remplit, chaque jour deux fois, inlassablement : une baignoire d’horloger. Des îles y surnagent qui tiennent dans le creux de ma main. Ce ne sont pas les chapelets innombrables de l’Indonésie, ni les îlots bagués de sable blanc du Pacifique. Ce sont des langues de terre, de gros sable et de goémon posées sur l’eau, coiffées d’un bouquet de pins et, par endroits, d’un dolmen qui leur fait comme une grande dent solitaire dressée vers le ciel changeant. Elles sont modestes et saisissables. Elles sont belles comme une belle fille qui ne s’est pas maquillée.

Au-dessus d’elles s’étend le ciel le moins ennuyeux du monde. Il change tout le temps. Rarement tout à fait bleu ou tout à fait gris, il construit au gré des vents des mosaïques de nuages et de soleil frais, variant à l’infini les éclairages et les ambiances. La mer lui répond. Elle s’accorde aux nues comme les chaussures d’un sapeur congolais à son chapeau. Grise un instant, vert toxique le suivant, bleu sombre sous la pluie, rouge dans l’éclat du couchant.

La beauté du Golfe est d’une nature différente de celle, titanesque et effrayante, des orages équatoriaux.  C’est une beauté qui se laisse appréhender avec le temps, sans tapage ni ostentation, et qui ne donne sa pleine mesure que si l’on prend le soin d’y prêter attention. Elle est si subtile qu’elle fait le désespoir des peintres.

Dans ce pays de sable, de genêts et d’eau salée on se promène avec bonheur. On navigue avec prudence, à cause des bancs de sable et des courants puissants. On ne se baigne qu’avec un certain courage, même au mois d’août. Et on ne repart qu’à reculons.

Justement, demain, je rentre. Je me jette à nouveau dans la gueule brûlante de la grande ogresse qu’est Kinshasa. Si elle essaye de me croquer, elle aura du sable entre les dents.

Les affaires de Dieu

 
On m’a raconté cette histoire hier, dans une salle sans fenêtres climatisée à 15°, toute blanche, au fond du service technique d’un opérateur téléphonique congolais. On se serait cru dans une morgue pour ordinateurs. Le technicien qui nous a décrit la scène l’avait vue de ses yeux ; elle est donc vraie irréfutablement. Vous en doutiez ?

A l’église du réveil, c’est l’heure de la prière. Dans l’assistance survoltée par la musique et les braillements du pasteur, chacun adresse à Dieu ses desiderata. Et, forcément, chacun le fait à Très-Haute voix.
Sur un banc, là-bas au fond à droite, deux hommes prient côte à côte. Le premier est un commerçant aisé de Matonge ; il possède une nganda de bonne réputation, où la bière est toujours fraîche et la chèvre bien servie. Il porte une chemise de pagne neuve aux couleurs de la fête du travail et un pantalon tout propre. Dans le flot assourdissant de prières qui envahit l’église, on peut tout juste l’entendre qui demande à Dieu de lui apporter beaucoup d’argent, beaucoup beaucoup s’il te plaît Ô Seigneur, pour pouvoir partir en Europe et avoir une belle voiture et une maison neuve et ne plus jamais travailler.
Le deuxième personnage est un pauvre cireur de chaussures de Chine Populaire – quartier qui n’a rien de chinois mais où la densité de population est telle que Pékin, à côté, ressemble au Sahara. Un peu voûté dans sa chemise qui en a déjà trop vu, il lève les yeux au ciel en clamant : Ô Nzambe malamu ! Si tu pouvais me donner ne serait-ce que cent dollars, comme je serais heureux ! Accorde-moi s’il te plaît ces cent petits dollars, Ô Seigneur, Ô Très-Bon, et je te serai pour toujours reconnaissant !
Alors, le premier commerçant se tourne vers lui, sort de sa poche un billet de cent dollars et le lui donne en disant :
« Prends. Et arrête d’embêter Dieu avec tes petites histoires, il a les miennes à gérer ! »

Sur le boulevard

Vendredi dernier, coincé dans un de ces embouteillages dont l’énorme boulevard du 30 juin a le secret, j’ai vu paraître à ma fenêtre, dépassant à peine, deux petits yeux sombres dans une tête noire. La tête avait au mieux sept ans. Les yeux en avaient mille. L’enfant me faisait signe de la main qu’il avait faim ; il voulait de l’argent. Je l’ai regardé, lui ai indiqué d’un signe de tête : non. Nous avons redémarré.
Il y a ici des légions de ces enfants, abandonnés par leurs familles parce que la mère est morte en leur donnant naissance, ou parce qu’ils sont malformés, ou qu’ils portent la poisse. Ma petite saynète dans la voiture est chaque jour cent fois vue, revue, toujours renouvelée.
Mais en repartant vers notre destination, laissant derrière nous le petit affamé, j’ai eu un choc lent et terrible. Pas parce que la vision d’un enfant de 7 ans errant au milieu des voitures en quémandant l’aumône est inhumaine. Elle l’est évidemment. C’est parce que je me suis rendu compte qu’on s’y habituait.
Kinshasa te fait cela, si tu n’y prends pas garde. Les tas d’immondices puent moins, le soleil brûle moins. L’horreur du coin de la rue perd de son acuité première pour se fondre dans le paysage urbain. On accepte passivement l’enfer des autres, non pas par raison ou aveu d’impuissance, mais par routine. Tout doucement, comme on vieillit : sans s’en apercevoir. On finit par admettre le fait qu’un être humain, à l’âge que l’on passe dans les jupes de sa mère, fasse la manche entre des monstres d’acier qui font deux fois sa taille, vêtu faute de mieux d’un t-shirt Mickey qu’il a enfilé comme un slip.
Il y a beaucoup de raisons pour vivre sa vie tout de même dans ce grand écart permanent, sans pourrir de culpabilité. Il est probablement inutile de les reprendre, tout le monde les connaît et la plupart sont au moins un peu valables. Mais les anges noirs à ma fenêtre crèvent la faim, et par les vitres de la voiture, le monde a parfois une sale gueule.