[En léger différé depuis le PC de Tirana]
Quelques heures avant d’embarquer, le nez dans nos verres à la table d’un bistro de Bari, nous nous sommes fait cette réflexion : jusqu’à présent nous n’étions pas encore tout à fait partis. Nous avions pourtant deux bons milliers de kilomètres derrière nous, suffisamment de litres d’huile d’olive dans les veines pour monter une petite usine de pesto, et quelques émerveillements bien sentis dans les bottes. Allez donc savoir pourquoi c’est seulement là, au milieu des étudiants et des petits vieux moustachus qui se succédaient au comptoir, que le goût du départ nous est venu à la bouche : moitié jubilation, moitié frousse, le même genre d’excitation singulière qu’à la veille de la rentrée des classes.
On a fini nos Spritz et on est partis prendre notre ferry. Il faisait nuit. Sur le quai où avait lieu le check-in, un tas d’hommes en survêtement était collé à la vitre d’un guichet estampillé « Camioni ». Ils étaient bruns, costauds, courtauds, absolument silencieux, des mines de tueurs dans la lumière des néons. Nous avons pris vite fait nos tickets avant de nous diriger vers l’embarquement.
Au bout de la route, la gueule* béante du bateau s’ouvrait sur un monde blafard et crapoteux. Nous étions parmi les premiers et cette grande cale presque déserte semblait plus vaste que le bateau n’en donnait l’impression de l’extérieur. Nous nous sommes garés tout au fond sous les ordres gutturaux de quelques types à veste jaune puis, sur un signe vague de l’un deux, nous avons attaqué la remontée. Etage après étage, nous avons traversé le dédale de tuyaux graisseux, de coursives moches et de marches assassines qui nous séparait du dehors, avec au creux du ventre la crainte irrationnelle qu’il n’y ait pas de sortie à ce petit enfer. Nous avons fini par émerger dans la partie réservée aux voyageurs, loin au-dessus de l’eau. Les moquettes tachées qui plissaient dans les coins, les tables alignées du bar, la cabine minuscule avec ses lits superposés nous ont semblé le comble de l’hypocrisie : comme si on avait cherché à nous faire oublier toute la graisse, la vapeur et la rouille que nous avions sous les pieds, avec seulement un peu de peinture et de formica.
Des passagers étaient déjà installés dans le vaste espace de la buvette. C’étaient de bons vieux pères de famille, des groupes de copains qui tapaient le carton en rigolant, des enfants galopeurs, des dames en châle. Parmi eux, j’ai reconnu quelques-uns de mes assassins du check-in. Tout ce qu’il y a de plus aimables et souriants (magie des éclairages). Qu’avaient-ils dans la tête, ces gens-là ? Vivaient-ils comme nous cet entre-deux, cet état suspendu qui nous rendait le monde plus grand, les étoiles plus brillantes dans une nuit plus noire, les heures plus courtes que jamais ?
Quelques poids lourds ont fini d’embarquer au milieu des cris des marins, et puis nous sommes partis. Le ferry s’est enfoncé dans l’obscurité, tout tremblant, en soufflant une grosse fumée chaude qui se perdait dans le vent. Tapie de l’autre côté de la mer, l’Albanie ne nous attendait pas.
* Techniquement, c’était son cul (vous pouvez appeler ça la licence poétique).
Je la guettais. Vivement la suite de Tirana story.