A Addis les nuages reviennent, la chaleur monte ; les touristes sillonnent la ville par petits troupeaux casquettés et bronzés, repus d’Histoire, de sacré, de gueules pittoresques et d’injera. Les derniers échos de Timkat résonnent encore dans les rues inondées de lumière. Nos préparatifs vont bon train. Mélanie s’arrondit, Chico approche. Nous partons.
Je vous écris du tout petit café qui jouxte le garage de Jonas. Dans la rue en travaux, les passants nombreux piétinent la terre rouge tandis qu’à quelques pas de là, des mécanos à têtes de tueurs refont à Augustine une dernière beauté – car nous allons la vendre. Elle partira bientôt aux mains d’un autre, bavarde à sa façon pétaradante de tondeuse à gazon, sans plus de considération que cela pour le temps passé ensemble.
Peut-être que cela me rendra un peu triste. Voilà deux semaines que notre univers se désagrège ainsi, pièce par pièce, meuble à meuble, un objet après l’autre. Le fatras accumulé dix-huit mois durant disparaît à petit feu pour ne laisser au fond de nos valises que quelques objets, un peu de tissu, des photos, du café, de la terre cuite. Au diapason de cette mini-apocalypse, les noms des lieux et des choses changent subtilement de sonorité dans nos têtes. Arat Kilo, Chola Market, Haya Hulet, le mitmitta brûlant et le buna besukwar portent déjà avec eux, comme une ombre, la menace de leur oubli prochain. Bientôt, quand nous serons partis, quand nous serons rentrés, quand Addis sera loin et Paris la seule réalité, ils rentreront dans l’abstraction. Il nous faudra reconstruire le monde sans eux. Ce sera peut-être un peu trop facile à mon goût.
La voiture est presque prête. Je vais rentrer à la maison. Le salon vidé de ses meubles me paraîtra immense et déjà un peu étranger. Il résonnera comme une église. Je n’y resterai pas : j’irai courir.
J’attaquerai en biais le flanc Sud de la haute colline où nous habitons. Je la connais bien. Disciplinée tout d’abord, elle se défendra vite, à grands renforts de pentes raides et de cailloux traîtreux. Je me battrai comme d’habitude : avec obstination. Je monterai lentement, les yeux fixés au sol ; les murs verts d’eucalyptus, de chaque côté du chemin, ne défileront qu’à contrecœur ; le trait de ciel bleu au-dessus restera immobile obstinément et devant moi la route inégale, immuable, étalera sa poussière blanche. L’effort sera terrible, je soufflerai, je souffrirai, le cœur affolé, avec chevillée au corps la peur diffuse et familière d’exploser de l’intérieur à chaque nouvelle foulée.
Je finirai sans doute par arriver au sommet, épuisé, les jambes douloureuses, le sang cognant à mes oreilles comme un marteau de forgeron. Alors enfin, j’entamerai avec reconnaissance la fin de la boucle. La colline vaincue coulera sous mes semelles ; plus bas, la ville, retournée sur le dos comme un grand animal brumeux, étalera ses immeubles et ses rues dans la lumière déclinante. Elles seront soumises, dociles, elles seront toutes à moi ; je filerai comme le vent dans la descente accidentée, rempli comme à chaque fois d’une énorme fierté, heureux tout à fait et ivre de conquête…
Ce ne seront là, bien sûr, que fierté illusoire, rêve de conquête, victoire minuscule. Mais n’importe quel voyageur vous le dira : les conquêtes rêvées sont les seules qui soient. Il faut bien s’en satisfaire.
Comme tu vas me manquer, Addis.