On ne m’avait pas prévenu, pour la saison des pluies. Commencée il y a trois semaines, elle encrasse le ciel, noie la ville sous des trombes de flotte, arrête les chantiers, remplit les rades et les trous dans la chaussée. L’Albanais, hydrophobe par nature, se renfrogne. Son parapluie d’origine chinoise se retourne dans les bourrasques. Il rentre chez lui tout mouillé, fâché à mort avec le ciel, l’Asie, les légumes qui moisissent, les pistaches qui ramollissent, le printemps qui n’arrive pas, l’été insoupçonnable. Les Roms qui mendiaient sur les trottoirs, quant à eux, prennent le ciel sur le coin de la gueule avec philosophie. Assis sous un arbre, ils fument de pensives cigarettes en regardant partir au caniveau, miette après miette, le carton sur lequel ils étaient assis.
Ils sont nombreux, à Tirana. Moignons exhibés dans les allées des parcs, voix plaintives, bouches tordues, chiffonniers debout dans les poubelles, fillettes crasseuses bisoutant aux feux rouges d’impassibles carrosseries. Ils font partie du paysage aussi sûrement que les montagnes plantées à la sortie de la ville.
Hier, alors que je traversais le parvis de la pyramide, un grand beau vieux à teint de cuivre et barbe blanche a tendu vers moi une main pressante. Un gosse était allongé en travers de ses genoux, pâle, maladif et les yeux clos. Tout était parfait, la pose de pietà, l’urgence dans l’appel de l’homme, l’agonie silencieuse de l’enfant. Quand je suis repassé au même endroit, dix minutes plus tard, le petit galopait dans les flaques en rigolant avec un pote ; le père, lui, avait disparu. Je l’ai croisé cent mètres plus loin. Il revenait vers son poste, un paquet de clopes à la main, un sandouiche dans l’autre. C’était la pause.
Comprenons-nous bien : c’est une vraie pauvreté. Elle est un peu surjouée, voilà tout. De la publicité mensongère, en quelque sorte. Mais qu’est-ce qui se cache vraiment derrière ces mains ouvertes, ces fichus en berne et ces enfants exsangues ? On peut le lire ici et là : bien plus qu’on ne le croit. La présence des Roms, leur culture s’étend sur mille ans et cent pays ; leur peuple est ancien, secret, compliqué, protéiforme. Ils sont capables, en musique, de merveilles ébouriffantes. Jugez plutôt :
Alors par quel étrange tour de passe-passe ne voit-on d’eux que des mains tendues sur les trottoirs ? Peuple hermétique, poids des préjugés ? Un peu de tout ça sans doute. En tout cas, rien d’étonnant à ce que l’Europe ait si peur d’eux. Elle est comme moi : elle ne les connaît pas.
Et où habitent-ils ces roms ? Dans des caravanes ? Des bidonvilles ? Dans la rue ?
A Tirana il y a des quartiers Roms… mais ils ressemblent très fort à des bidonvilles. Pas vu trop de caravanes pour l’instant.