En Albanie, il y avait la culture du bistrot, les trognes méditerranéennes, le pain et le café, les chèvres, les moutons, les saisons, l’alphabet, les églises, toutes choses qui étaient un peu comme chez nous, peut-être juste décalées, légèrement déformées, familières tout de même. On pouvait y construire en toute tranquillité ses repères, jusqu’à ce qu’un quiproquo, une surprise, un arbre inconnu sur le bord de la route ne viennent nous rappeler que finalement, non, on n’était pas chez nous.
Débarquer en Albanie, au fond, c’était comme de se glisser dans un lit connu avec des draps neufs. L’odeur était nouvelle, le tissu un peu raide, mais en quelques nuits on était comme chez soi.
Le Cambodge, c’est un peu différent.
Le Cambodge, c’est le double uppercut à l’entendement.
C’est d’abord la chaleur qui désoriente. Mars, avril aplatissent le pays sous une pluie d’or fondu. A la sortie de la ville, les rizières sont sèches, jaunes, brûlées à perte de vue. Le buffle amaigri erre à travers ces plaines fumantes, cherchant en vain une touffe d’herbe fraîche.
C’est l’image de ces pauvres bêtes qui lui revient alors que, tout en mouillant consciencieusement sa chemise, le Barang* cherche un légume familier sur le Marché de Kandal. En vain, lui aussi. Il n’y reconnaît rien. Les haricots font deux mètres de long, les pois sont bleus, les oranges vertes, les litchis poilus, les potirons boutonneux. Au milieu d’un étalage, entre un combava et un fruit du dragon rose fuchsia, la tronche familière d’un brocoli rassure… Pas longtemps : le salaud est chinois.
Par conscience professionnelle peut-être, le maraîcher porte au menton un énorme poireau. Il s’en échappe une touffe de poils de dix centimètres de long : c’est, paraît-il, signe de chance. L’étranger achète à cet heureux légume un kilo de mangues qu’il paie cinq fois leur prix, regarde sa montre, déjà dix-sept heures trente. Le soir tombe trop vite, ici. Vingt minutes à peine et le soleil se diluera en traînées orange dans l’eau du Tonlé Sap.
Il monte à l’arrière d’un moto-dop et disparaît dans le trafic dément.
Suivons-le encore un peu : à quelques carrefours de là, le voici à l’arrêt pour une minute ou deux au milieu d’une mer de véhicules. Il respire l’haleine brûlante d’un camion voisin en méditant sur la fragilité de son existence et les bienfaits des filtres à particules. A quelques centimètres de son nez, le casque de son conducteur lui renvoie une version tordue de lui-même. Il y aurait peut-être là une métaphore intéressante, mais il a encore beaucoup trop chaud pour creuser la question. Et puis les yeux lui piquent, à cause du camion.
La bière du restau-barbecue où il finit par débarquer est plus que bienvenue. Il salue ses collègues, s’assoit et s’en sert un grand verre. Dans la seconde, une serveuse s’approche et y glisse un glaçon gros comme un poing d’enfant. Il ne dit rien. De toute façon, la bière était chaude.
Il descendrait bien son verre d’un trait mais, comme on le lui a fait remarquer assez vite, il faut trinquer avec ses voisins avant chaque lampée, sinon c’est malpoli. Il n’aura pas soif longtemps, d’ailleurs : il y a huit convives autour de la table, toutes les deux minutes quelqu’un lève son verre, on se lève, on trinque, on boit. Notre étranger prend vite le pli. Il descend bravement ses canettes, s’enfile les plats qu’on fait griller au milieu de la table dans des tonnes de beurre. Il n’identifie pas tout, goûte tout de même, le regrette une fois sur trois – les tripes, les tranches caoutchouteuses de CNI**, le gras de cochon, les petits coquillages à goût de vase et de piment.
Malgré les attentions dont ses collègues l’entourent, il est un peu isolé au milieu de cette table khmère, ne saisit pas un traître mot des conversations qui fusent autour de lui. Ce n’est pas grave du tout. Il s’est assez battu pour aujourd’hui. Perdu dans une brume grasse de grillades et de bière, il laisse monter en lui une joie qu’il avait oubliée. On n’attend encore rien de lui – rien d’autre que d’être ce qu’il est : étrange, étranger, étonné. Il lâche prise, enfin. Il rend les armes. Il sourit sans comprendre.
* Pied-tendre
** Céphalopode Non Identifié
J’attendais ces premières chroniques cambodgiennes avec impatience, ça sent le prohok et ça me fait sourire, merci !
J’attends les suivantes avec tout autant d’impatience. Bonnes découvertes 🙂
cool bro’
Je t’imagine pas mal dans ton rade avec les bieres chaudes
bon courage et bises à tes 3 amazones
Litchis poilus ou génitoires de Yoda ?