Treize heures en bas du bureau. Le vent se lève, il va bientôt pleuvoir, les flamboyants s’ébrouent en pétales rouges sur les motos qui passent. La jeune femme qui prépare mon kafé-dah-kau-teuk-kö*, perchée derrière sa caisse à roulettes remplie de glace et de bouteilles, ouvre une boîte de lait concentré avec le talon d’un couteau. Deux frappes sèches de chaque côté de la boîte, TAC, TAC, un coup de poignet à droite pour faire bâiller l’ouverture. Mouvements rapides et fermes, fluides, exécutés sans y penser.
Je la vois faire depuis cinq mois, tous les jours, les mêmes gestes sans importance. Allez savoir pourquoi je me rends compte seulement maintenant de leur grâce, de leur élégance inconsciente et sûre. Ce n’est pas qu’ils soient faciles, pourtant : à la place de la jeune fille, je me saignerais comme un cochon.
Les rues de Phnom Penh fourmillent de ce genre de tours de main. Pas encore asservis aux machines, ils poussent en liberté sur les trottoirs, dans les cours des pagodes, sous les tôles des marchés, Décalotteurs de Noix de Coco, Ligatureurs de Bouquets de Coriandre, Plieurs de Pétales de Lotus, Emballeurs de Ravioli, Graveurs de Woks, Enucléeurs d’Ananas, Rouleurs de Printemps, Pileurs de Curry. Ils ont la main preste et l’œil aigu, le pied préhensile, le bras puissant, le geste infaillible, toujours le même, toujours le bon. On ne se lasse pas d’admirer ces petits bouts de perfection.
Il faudrait refaire l’histoire avec ces gestes-là. Pas celle des champs de bataille et des révolutions, non : ce serait une histoire quiète et un peu ennuyeuse, une histoire d’habitudes, d’opérations anodines, lentement apprises, cent mille fois répétées, adaptées, perfectionnées, transmises, du Tailleur de Biface au Scieur de Glace. Une chanson de gestes, ancienne, immense, autant dire une danse. On m’y réserverait une place, un peu caché vers le fond de la scène, et je ferais clic droit, clic gauche, Control-C, Control-V, Enregistrer Sous.
Il n’y a pas de sot métier.
* café-tiré-vache-eau-coagulée = café frappé
Et pendant ce temps là dans le bureau d’Emmanuel Macron…