— Hello-sir-what-do-you-want?
— Same as last time, please.
Eclair de déception dans le regard du jeune homme. Quoi ? Pas de teinture ni de brushing, pas de coupe déstructurée, pas de rouflaquettes sculptées à la tondeuse ? Même pas un petit shampooing de rien du tout ? Amer, il me fait tout de même remarquer que « you hair look very stressful » – mais je ne lui en veux pas. C’est probablement la frustration qui parle. Il n’y a qu’à voir l’uniformité capillaire absolue qui est de mise dans les rues de Phnom Penh : cheveux noirs et raie de côté, pas de bouclettes, pas d’accroche-cœurs ; partout raideur et conformisme. Le pauvre ne doit pas se marrer tous les jours.
Autour de nous le salon bourdonne, indifférent au drame miniature qui se joue entre nous. Il y a deux ou trois clientes, des marmots qui galopent sur le carrelage blanc, et puis toujours un tas de rombières qui discutent le bout de gras, accoudées au comptoir, avec la choucroute arc-en-ciel et la frange au sécateur de la patronne. Je ne comprends pas trop ce qui se dit, mais ça doit ragoter sec.
Mon bourreau du jour, lui, a le cheveu pervenche et violet, méchu devant, rasé derrière, sur le côté un dégradé agressif (il en est sans doute réduit à tout essayer sur lui-même), et des mains douces comme des pommettes de fille. Pas rancunier, il s’applique sur mon cas. De temps à autre il se penche, un œil fermé comme pour viser, l’autre braqué sur le miroir, les mains tendues balayant l’air à quelques millimètres de mon crâne. On aurait presque l’impression qu’au lieu de me couper les cheveux, il pilote un avion : je ne serais pas plus surpris que cela s’il m’attrapait soudain par les oreilles en faisant « brrrrrrrrrr » pour mimer un atterrissage… Mais non, il travaille en silence, avec douceur, presque tendresse, un pro. Je n’ose pas lui demander si c’est lui qui a rapporté la coupe dorée qui trône à la périphérie de mon champ de vision, posée sur une étagère et de toute évidence régulièrement lustrée. Elle est gravée « Hair Olympics ». Il l’a peut-être gagnée au Lancer de Bigoudis.
Mais à quoi pense-t-il, lui, en élaguant ma tignasse ? Il rêve sans doute de podiums et de mannequins, de crinières d’avant-garde étincelant sous des soleils artificiels, d’un salon aux allures de bijouterie dans le grand mall des Japonais, pas si loin d’ici, entre une boutique Mango et un Starbucks Coffee. Il y aurait son nom en lettres d’or sur l’enseigne, Sopheak Dessange Coiffeur Visagiste Paris. Il refuserait les clients comme moi, « Désolé Monsieur, on attend la femme du Premier Ministre d’un instant à l’autre, elle a réservé le salon pour un Shampooing/Coupe Rainbow Special ».
J’ai repensé à lui, ce matin, en écoutant Benjamin Clementine, chanteur anglais mûri dans l’épuisante indifférence du métro parisien, aujourd’hui célèbre et reconnu. Il n’y a pas de raison qu’il ne s’envole pas un jour, mon petit coiffeur aux cheveux pervenche, loin des banales têtes khmères, de mes crins stressants et des commères arc-en ciel. Mais comment le lui dire ?
La prochaine fois, peut-être, je lui demanderai un shampooing.
Tes crins sont stressés mais sont-ils stressants pour autant ?
Il a dit « stressful », j’invente rien !
Et chez le barbier tu remets ta nuque et ta gorge aux mains d’un inconnu armé d’un coupe chou. Entre un coiffeur et son client se passe quelque chose de furieusement intime.
La prochaine fois demande-lui une crête pour déconner !