A Kinshasa, il existe une loi physique particulière qui n’a pas cours partout ailleurs : le temps est soluble dans l’eau du Congo.
Le nouveau venu dans la capitale congolaise en fait souvent les frais. Il arrive ponctuel à des concerts prévus pour vingt heures et qui ne commencent qu’à minuit. Il rate ses rendez-vous pour n’avoir pas vérifié, dix minutes avant l’heure dite, que l’autre n’a pas oublié. Il demande son chemin pour se rendre au fleuve, on lui annonce dix minutes de marche, et il en met quarante. Il arrive à l’ambassade du Congo-d’en-face à l’horaire affiché plutôt qu’à l’horaire pratiqué, et bien sûr il la trouve fermée. Il ne sait pas vraiment attendre. Il essaie de comprendre et se rend compte que, sans être congolais, il est aussi difficile d’appréhender le temps africain que de connaître un livre en regardant sa couverture. Alors il s’énerve, il s’impatiente, et son système bilieux en pâtit.
C’est ainsi que le temps que l’on rapporte avec soi d’Europe, ce temps solide, rassurant et partagé comme un saucisson en petits intervalles réguliers, se dilue progressivement dans les flots paresseux du grand fleuve. A Kinshasa les minutes fondent, les horaires s’éparpillent, les agendas deviennent fluides et les durées bancales. Les montres n’y sont pour la plupart que des bijoux. Dans la rue de mon bureau, je peux acheter dix Rolex « véritables » pour dix dollars, mais leur vendeur n’a jamais l’heure.
Forcément, cela désoriente un peu. Je viens après tout d’une culture où la maîtrise du temps est devenue une frénésie. Chez moi, on annonce les minutes d’attente sur le quai du métro ; on pratique l’Information Temps Réel ; on chronomètre les ouvriers sur les chaînes de montage des usines ; on coupe le quart d’heure en quatre ; on atomise les horloges. On sait à tout moment quel jour on est, quelle heure il est, quand on va arriver. On harnache le temps comme un étalon rétif. Vous n’imaginez pas à quel point tout cela étonne les collègues à qui je le raconte.
Temps européen, temps africain… on a vite fait d’être coincé entre ces attitudes que tout oppose, et qui ne sont peut-être que des stratégies différentes pour s’affranchir du temps qui passe. Il y a ceux qui l’asservissent, ceux qui le tuent, ceux qui l’oublient, ceux qui ont peur. Il y a ceux qui confondent la nonchalance avec la sérénité, et ceux qui la méprisent parce qu’elle ne produit pas.
Alors que faire ? Je ne sais pas trop. J’aime bien ce que dit Etienne Klein : pour dompter l’angoisse du temps qui passe, il faut « apprendre à aimer l’irréversible ».
Ah, et au fait, cela fait tout juste un an que nous sommes à Kinshasa.
On n’a pas vu passer le temps.
A l'africaine ou à la française, le résultat est le même: ca fait longtemps que t'es parti.
Sinon, toi t'es toujours droit dans tes bottes.
Faire un cadran solaire avec les poils de moustache de la mamie voisine peut tenter certains, mais au final chacun ne voit apparaître ses cheveux blancs que plus ou moins tôt.
La suite, la suite…
(Fais gaffe tu parles souvent de saucisson)