A côté du rond-point Huilerie, dans une ruelle non goudronnée aux trous aléatoires, il y a un immeuble de parpaings crus qu’on croirait encore en construction. Il abrite les quelques chambres d’un hôtel borgne et, tout en haut, le Canadien.Ce Canadien-là n’a ni casquette à oreilles, ni chemise à carreaux et il est, sans doute possible, tout à fait congolais : c’est un bistro.
Avec deux copains, on y vient régulièrement pour jouer au billard. C’est une vaste salle au sol en ciment, que de grandes ouvertures non vitrées ouvrent à tous les vents. Sur le côté de la pièce trônent trois tables chinoises perpétuellement entourées de joueurs et de buveurs.
Le rituel de l’arrivée est toujours le même. On monte les escaliers gris et glauques, dans un flot de plus en plus puissant de musique. On entre. On achète quelques pièces et une bière au comptoir. Puis on s’approche des tables. Sous l’ampoule nue placée directement au-dessus des billards et qui accentue les ombres sur les visages, les joueurs tournent dans un ballet bien réglé. J’aime beaucoup leur petit théâtre. Lorsque vient leur tour, ils jaugent d’un coup d’œil assuré la situation, le visage aussi inexpressif que s’ils jouaient au poker. On croirait presque qu’ils s’ennuient. Puis dans un geste coulé ils calent leur queue sur un pouce conquérant*, l’œil soudain intense et précis, indifférents aux nombreux regards qui pèsent sur eux. Et ils jouent. Le tapis bosselé s’anime dans une petite explosion de trajectoires multicolores. L’adversaire récompense un joli coup par une petite tape du plat de la main sur le rebord de la table.
Alors, si tu veux jouer, tu poses ta pièce sur le billard. Cela revient à lancer un défi au vainqueur de la partie en cours, et c’est un acte de virilité et de courage. Car lorsque c’est ton tour, tu te retrouves dans la lumière, seul contre un type qui, parfois, occupe la table depuis deux heures (Darwin appliqué aux troquets kinois : seuls les forts survivent). Tu frappes ta première bille et, penché au-dessus du billard, tu sens le poids des regards dans ton dos. Chaque coup que tu joues est observé de près, commenté sans complaisance. Une erreur déclenche un coup d’œil amusé, une deuxième quelques rires, une troisième des quolibets. Un soir que je me faisais battre à plates coutures par un des magnats du bistro, on m’a demandé si j’avais oublié mes yeux à la maison.
C’est dur. Les habitués regardent en rigolant le grand type blanc dont on dirait qu’il joue avec les pieds. Mais on discute un peu, et on se tape dans la main, on se dispute pour savoir qui a posé sa pièce en premier, on se félicite d’un coup réussi. On interagit autour d’un des seuls jeux qui soient aussi accessibles aux congolais qu’aux expatriés. C’est précieux dans un pays où les deux mondes se croisent si peu, séparés qu’ils sont par leurs préjugés et leurs modes de vie…
Cinq cent balles la partie, mille deux cent la Primus ; les mondes s’entrechoquent comme les billes sur la table. C’est la Rainbow Nation du tapis vert.
*Que celui qui n’a jamais pouffé bêtement à propos d’une queue de billard me jette la première pierre
Autant être honnête, j'ai encore triché ! La photo n'est pas prise au Canadien mais chez Bibi. Voilà, comme ça vous êtes au courant.
Si tu prends la liberté de mettre n'importe quelle photo maintenant, où va t on ?
Un an ou presque, et une Chronique, avec le Grand C de création*, qui boucle une boucle qu'on voudrait ne pas voir se refermer.
Alexandre Vialatte peut être fier de vous, Monsieur.
*pas celle de Dieu, cette fois.
Merci !
Comme quoi, Monsieur, avec tout le respect que je vous dois, de votre Cul à la Création il n'y a qu'un pas.
Vous en doutiez donc !?
Les voies de la Création sont impénétrables. Le reste n'est pas mon problème.
oh oui dis nous que ça va continuer.
je crains le manque si tout à coup, je n'ai plus le petit pincement du vendredi en allant voir si le chronique nouvelle est arrivée
Mais oui ça continue ! C'est juste un peu difficile de tenir sur une semaine avec mon emploi du temps en ce moment… Mais la prochaine est presque prête.