Pour aller d’Addis Abeba à Tunis, il faut prendre deux avions Egyptair, marqués l’un comme l’autre de la tronche stylisée d’Horus. A bord on ne boit pas d’alcool, et avant le décollage une voix profonde prononce la prière des voyageurs (du moins je le suppose ; si quelqu’un peut m’expliquer son contenu en détail, qu’il me fasse signe). Sinon, les plateaux repas ont les mêmes Vache qui Rit, les mêmes petits pains anémiques et la même sauce salade blanchâtre que dans n’importe quel autre avion.
Mais ce qui rend la compagnie vraiment spéciale, c’est qu’on passe sur les écrans alignés au plafond de vieux films égyptiens. Je les regarde sans mettre les écouteurs, pour ne pas perdre une miette des bruits de l’appareil (je n’aime pas trop voler). Ils sont si longs, ces films, que les trois heures de voyage qui séparent Le Caire de Tunis ne suffisent pas à les éponger en entier.
Ils ont pour décor des manoirs immenses où l’on trouve des escaliers en bois verni, des tableaux douteux, des canapés énormes et d’incongrues cheminées perpétuellement éteintes – car il fait un peu chaud en Egypte, tout de même, pour les feux de bois. Là-dedans, des femmes s’ennuient avec application. A en juger par le déroulement muet des images, elles passent leur journée assises sur un de leurs canapés, parfaitement mises, la bouche pulpeuse, les seins saillants dans leurs robes années 70, les yeux abondamment fardés de noir. Leur coiffure façon choucroute fait douter de la forme véritable de leur crâne. L’une d’elles présente un strabisme prononcé qui lui donne la même profondeur de regard vaguement inquiétante qu’à Fanny Ardant.
Barbies impeccables qu’on croirait tout juste sorties de leur emballage, elles arpentent longuement leurs demeures trop grandes, regardent passer le temps, contemplent languissamment les croûtes affreuses pendues aux murs. Elles se débattent, au cœur de l’ennui, avec de tumultueux chagrins d’amour et d’infinies mélancolies. Parfois, prises au piège d’un excès de vague à l’âme, elles expriment leur désarroi à l’aide des mines navrées qu’on réserve normalement à une digestion douloureuse.
(De temps en temps, l’avion amorce un virage ou traverse une zone de turbulences ou résonne d’un bruit nouveau. Alors moi, tournant la tête, je regarde précipitamment par le hublot pour vérifier l’absence de flammes. Quand, rasséréné sur ma survie à court terme, je me tourne à nouveau vers l’écran, la même femme sur le même canapé me regarde avec les mêmes yeux sartriens. Sa présence finit par m’être rassurante).
Pendant que les femmes se tordent les mains sur des canapés, leurs bourreaux sont au boulot. Installés à de vastes bureaux d’aspect important, ils sont magnifiques dans leurs costards sur mesure et leur virilité sans faille. Carrés, minces, cravatés, gominés, moustachus impeccablement, ils fument sans arrêt, sur tous les plans, tout le temps, d’élégantes cigarettes. On ne les voit jamais tousser. Sans doute leur moustache parfaite les immunise contre la toux sèche et le cancer du larynx.
Quand ces beaux gosses enfumés rentrent chez eux, ils enfilent une robe de chambre de soie rouge ou bleu ciel puis, devant la cheminée vide, ils ont de longs dialogues silencieux avec la femme qui s’ennuyait. Soudain prise d’une inexplicable tristesse, celle-ci se met à pleurer. La robe de chambre, impassible, allume une cigarette, puis prend la belle dans ses bras soyeux. On sent que l’intrigue s’envole.
Mais l’image se fige et l’hôtesse prend la parole : on atterrit. On laisse nos personnages à leur chaste étreinte pour gagner les couloirs blancs d’un aéroport sans émois ni cheminées.
Que les Egyptiens qui me lisent – je sais qu’ils sont nombreux – me pardonnent ces généralités idiotes. La vérité, c’est qu’il m’a suffi d’un seul voyage pour m’attacher à ces personnages sans défaut dans leurs décors surannés. J’aime leurs états d’âme, leurs clopes systématiques, leurs dialogues sans fin, leur jeu démodé. Ils ont la patine des belles chaussures et des vieux bois, le charme désuet des gramophones, les regards langoureux de temps où l’on ne jugeait pas nécessaire de montrer des culs pour évoquer le désir. En leur compagnie, j’oublie que je survole leur pays de sable et d’eau dans une petite boîte en fer. Rien que pour cela, je leur suis reconnaissant.
Les deux acteurs qui illustrent l’article s’appellent Rochdi Abaza et Aziza Amir, et ils méritent mieux que mes bêtises : ce sont des légendes. Ah, et l’industrie égyptienne du cinéma est, semble-t-il, l’une des plus dynamiques et innovantes du monde arabe.
Oh, cet air béat sous le strabisme… mais c’est surtout le sourire d’Aziza qui est légèrement inquiétant …